47. Encore toi

12 3 4
                                    

Mon pouvoir est immense, mais il est à peine suffisant, car je dois tout faire. Je dois préserver l'Avalon présent, pour sauver l'humanité future. Je dois mener ce troupeau de moutons, sans perdre de vue le chemin périlleux qui est le nôtre.

Je crois que j'y parviendrai. L'humanité survivra. Mais cet espoir est inutile ; j'ai besoin de certitudes.

Journal de l'Archisade


« Oh, c'est encore toi. »

Pour une fois, c'était Vardia qui parlait la première.

Morgane occupait une de ces chaises métalliques austères, groupées autour des tables, des armoires, des instruments. On pouvait presque imaginer autour d'elle, dans les zones d'ombre laissées par les tubes fluorescents éteints, de brillants esprits d'Avalon deviser autour d'un thé.

La Sysade leva la tête et devina la présence du dôme de toile et de métal, tendu au-dessus du Téléphore, dont la masse couleur de bronze sourdait dans les ténèbres, à mi-chemin entre le monolithe et le monstre endormi.

« Sô est morte » annonça Vardia.

L'Ase hocha la tête.

« Je suis désolée.

— Il ne reste plus que Rizal et moi.

— Vous y êtes presque, l'encouragea Morgane. Vous êtes arrivés à Avalon. Vous avez traversé la nuit des corbeaux. Il ne reste plus qu'une seule étape sur le voyage de Lôr.

— Le Foyer ?

— Exactement. »

Morgane croisa les bras. Les pâles îlots de lumière qui oscillaient au-dessus d'elles n'éclairaient qu'une toute petite partie de l'espace contenu sous le dôme ; des corbeaux auraient pu se tenir dans l'ombre, camouflant leurs silhouettes anguleuses derrière les vérins hydrauliques. Mais Vardia ne ressentait pas la moindre présence, le moindre danger. Ce lieu abandonné, encore plus calme que dans son souvenir, n'était qu'un cimetière d'idées.

Après la mort de Morgane, Zora avait mis fin à ce projet de recherche. Elle en savait assez sur l'extérieur d'Avalon. Elle avait vu assez de civilisations disparues pour rendre son verdict, pour prendre les décisions qui les avaient menés ici.

« C'est de ma faute, dit l'Ase. Je ne me rendais pas compte de l'impact que nos recherches pouvaient avoir sur elle. »

Elle posa sa main sur une table, y laissant une grande marque dans la poussière humide.

« Au final, je n'ai pas été assez humaine. Mû a commis la même erreur. C'est l'une des choses les plus difficiles que l'on doit apprendre aux enfants : qu'ils ne sont pas le centre du monde. Mais pour la plupart des adultes, la famille, le village, le royaume, l'humanité sont le centre du monde. Et si la famille implose, on se tourne vers le village. Si le village disparaît, on lève la tête vers le royaume, et si le royaume s'effondre, on prend conscience de l'humanité, immuable et éternelle, à laquelle on appartient. »

Elle s'essuya main sur sa manche ; cette trace grise sur sa tenue blanche aurait disparu le lendemain.

« Mû, sous sa forme humaine, et moi, sous la mienne, nous partagions ce sentiment. Mais d'une manière intellectuelle, et non organique, comme vous.

— Quel rapport avec Zora ?

— Ce qu'elle a vu dans le Téléphore l'a brutalement ramenée à la finitude de l'humanité. À sa disparition quasiment certaine, et à l'incroyable précarité de notre situation sur Avalon. Dans cette lentille, dans ce miroir, elle a vu ce petit flocon de cendre, le dernier souvenir de l'humanité terrestre, flotter dans l'espace. Un monde né d'un coup de chance, d'un pur hasard. »

Vardia l'avait ressenti, elle aussi, le vide absolu qui régnait par-delà la frontière d'Avalon, quand son esprit dérivait. Ce vide, Mû l'avait déjà éprouvé par le passé. Quant à Morgane, elle avait vécu des siècles dans les ombres de la Terre. Mais Zora n'était pas prête. Sa détermination à sauver l'humanité pouvait très bien la mener à sa perte.

« Et les Spirumains ?

— Ce sont des esclaves contrôlés par les Spiruliens. Ils n'existent que parce que les Spi avaient besoin d'humains. Lorsque ce besoin aura disparu, les Spirumains disparaîtront. Tu sais, Vardia, les Spi ont anéanti quantité de civilisations, par simple mesure de précaution, et ils doivent garder en stock du matériel génétique et des spécimens. Les Spirumains ne sont qu'un ajout à cette collection.

— Sommes-nous condamnés à les tuer ? Est-ce que nous ne pourrions pas nous allier entre humains ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ? »

Vardia émit un soupir. Tout son corps lui semblait lourd.

« J'en ai assez de me battre.

— Pourtant, tu ne viens que de commencer. Nous devons reprendre Mû, rentrer sur Avalon, vaincre Zora ; avec la Super-Administratrice, nous pourrons échapper aux Spi. »

Sa voix avait flanché sur cette dernière phrase ; elle n'y croyait pas. Reprendre contrôle de la trajectoire du Monde Errant ne suffirait pas, maintenant que les Spiruliens en connaissaient l'emplacement. Ils le suivraient à la trace dans toute la Galaxie. Ils détruiraient l'humanité devenue inutile, ne garderaient d'Avalon que sa graine, et arracheraient à Mû ce secret qu'ils désiraient.

« Si tu parviens à garder tes pouvoirs de Sysade, vous aurez peut-être un avantage décisif sur les Spirumains. Ne t'éloigne pas de Rizal ; battez-vous ensemble, comme la première fois. »

Vardia fit une moue.

« Ce sont des outils, insista Morgane. Ils ne désobéiront pas à leurs maîtres ; ils ne reculeront pas ; ils n'hésiteront pas. Oui, vous devrez sans doute les tuer. »


Le Silence de MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant