L'Ailleurs

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Ailleurs.

Elle est ailleurs.

Elle rêve, peut-être. Mais une joie étrange grandit en elle. Un sourire se dessine peu à peu sur ses lèvres gercées. Elle est revenue dans l'un de ses songes préférés. L'un de ceux qu'elle construisait quand elle était encore petite. Submergée par les souvenirs, Jeanne se met à courir, ses pieds s'enfoncent dans le neige lourde et soulèvent des gerbes étincelantes. Autour d'elle, des arbres jaillissent de nulle-part. Ils semblent vouloir toucher le ciel, et leurs cimes s'étirent vers la voute céleste. Une poudre blanche, versatile et glacée, recouvre la végétation d'un manteau cotonneux.

Jeanne traverse cette forêt immobile, pétrifiée dans une pose éternelle, où les arbres coagulent dans cette masse lourde, fantastique, grinçante. Le vent siffle dans les branches, hurle des mots incompris. Des grognements courent dans les sous-bois et parfois, le feuillage s'agite de tremblements. Le bois tout entier secoue sa masse formidable et s'ébroue dans le crépuscule.

Jeanne accélère le pas, et les futaies défilent. C'est la partie du rêve qu'elle aime le moins. Le vent porte une odeur désagréable, qu'elle ne parvient pas à identifier. Un mélange singulier d'œufs pourris, de viande passée et de marécages vitreux. Derrière elle, le Monstre la suit et elle le sait. Elle ne l'entend pas, ne le voit pas, pourtant, il est là. Son aura spectrale la colle, aspire des fragments de son âme. Jeanne fait abstraction. Il n'a jamais existé.

Depuis le ciel sombre, éclairé par les ultimes raies d'un soleil déclinant, une fine pellicule d'un blanc immaculé se dépose sur ses vêtements et l'enveloppe d'une couverture moelleuse. La neige gémit sous son poids, craque et explose en paillettes flamboyantes.

Soudain, Jeanne s'arrête. Des frissons parcourent son corps : elle frémit d'une excitation maladive. Elle a oublié le monstre qui la guette depuis l'obscurité des buissons.

Devant elle, se dresse le Portail. Immense. Plus haut et plus large qu'une maison. Ses reflets bleus et verts s'enlacent dans des nuances pourpres et le cortège de couleurs improbables semble vouloir s'en échapper. Elle sourit, pose sa main sur cette matière intangible qui fluctue et oscille en suspens. Ses doigts traversent cet état fantastique, issu d'un autre monde. Elle rit. Derrière, des formes floues lui font des signes. Des paysages lumineux s'étalent, à peine perceptibles. Des voix vibrent, et les tons graves ou aigus, rauques ou légers résonnent dans la forêt. Dans l'Ailleurs.

« Princesse ? C'est vous ? »

Jeanne répond, agitée, impatiente.

« Miélan ? C'est moi, la princesse de Fumée. Ouvrez le portail, s'il vous plaît.

— Vous êtes revenus ! Miséricorde. Entrez vite, Maitresse ! Vous savez, votre fils a bien grandi pendant votre absence. C'est devenu un homme, désormais. »

La poitrine de Jeanne se soulève brusquement, sa respiration devient incontrôlable. Cela fait si longtemps qu'elle n'est pas revenue au Royaume des Rêves, qu'elle n'est pas retournée à Alméria. Depuis quoi ? Treize ans ? Les souvenirs ressurgissent, virevoltent dans son crâne fiévreux. Elle se revoit au primaire, dans cette école trop grande, trop sombre. Elle repense à ces filles fourbes, ces garçons mielleux puis si cruels. À ces amis qui n'en étaient pas. Et ce doudou, cet ours en peluche qui l'a consolée et rassurée chaque soir.

Elle est revenue. C'est le plus important. Même si ce n'est qu'un rêve.

La vague de soulagement est immense. Elle l'engloutit dans ses tourbillons apaisants.

Des branches craquent. Une présence imposante avance dans la nuit, invisible. Jeanne se retourne vivement. Ses lèvres miment une question muette : le monstre ? D'une voix faible, elle appelle :

Le GardienWhere stories live. Discover now