Chapitre 1 - Ellen

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Il a osé.

J'entends les rires moqueurs dans l'amphi. Ils se réverbèrent sur chaque mur de la salle. Ils sautent de paroi en paroi jusqu'à rebondir sur ma poitrine et l'anéantir. J'aimerais disparaître, là, tout de suite. Me fondre dans les rainures du sol puis goutter jusque sous terre et ne plus former qu'une flaque sombre, inerte.

Wes me dévisage, l'air satisfait. Son petit sourire me donne la nausée.

Il a osé.

J'inspire une profonde bouffée d'oxygène puis me force à avancer dans sa direction, tentant vainement de masquer ma honte. Lui ne bouge pas d'un pouce, ses yeux bruns suivant le moindre de mes gestes avec une curiosité malsaine. On dirait qu'il a hâte de voir comment je peux encore lui donner des outils pour me ridiculiser.

Comment avons-nous pu tomber si bas ?

J'ai mal au cœur, mal à la gorge, mal aux yeux.

J'ai envie de hurler et de pleurer.

J'ai envie de revenir dans le passé et changer les choses, faire en sorte que nous n'en arrivions jamais à cette situation. À moi, qui descends les marches de Gustave Tuck les mains tremblantes, sous l'attention morbide des étudiants du master de lettres modernes.

J'entends la pluie battante gronder derrière les fenêtres. Le mois de janvier me semblait déjà assez déprimant comme ça. Je n'avais pas besoin d'en rajouter une couche. Vraiment pas. J'arrive bientôt au niveau de l'estrade. Heureusement, Wes a attendu la fin du cours pour lancer sa bombe et aucun enseignant ne se profile à l'horizon. C'est la seule petite touche positive que je parviens à noter dans cet orage de scandale.

— El, comme on se retrouve.

Sa voix me fait l'effet d'un couteau qui rayerait une assiette. Je me crispe encore plus, si fort que ma nuque est à deux doigts de se bloquer.

— Wes, il faut qu'on parle.

Soulagée de constater que je n'ai pas chevroté en articulant ces quelques mots, je n'arrive cependant pas à me séparer de l'angoisse qui m'entaille le ventre. Je sens tous les yeux fermement accrochés à nous, toutes les oreilles prêtes à grapiller la moindre lettre qui s'échappera de nos bouches pour en monter un puzzle de ragots bien vinaigré à partager à toute la fac. En cet instant, je n'ai jamais autant détesté UCL.

— Au contraire, Ellen, je pense que nous n'avons plus rien à nous dire.

Le fait qu'il prononce mon prénom en entier me blesse.

Le fait qu'il s'exprime avec un ton si froid me blesse.

Le fait qu'il me regarde fixement dans les yeux sans montrer la moindre émotion me blesse.

Deux ans de relation et je n'ai même pas droit à une rupture officielle ? J'ai du mal à croire que c'est Wes qui me fait face. J'ai l'impression de contempler un inconnu.

— Donc, c'est fini ? je chuchote.

— La story ne t'a pas suffi ?

Les pensées s'écroulent dans ma tête, elles éclatent en un méandre d'émotions, toutes plus tristes les unes que les autres. Je me noie dans un océan d'humiliation, de colère, de chagrin, de regrets et de violence. Les images défilent derrière mes paupières : Wes et Lisa qui dansent de manière suggestive au milieu du Phineas, se donnant en spectacle dans le bar de la fac. Lisa qui se penche à l'oreille de Wes pour lui murmurer des mots doux. Wes qui lui sourit. Wes qui s'empare du visage de Lisa. Wes qui embrasse Lisa.

Wes qui embrasse Lisa.

Deux ans de relation et je me fais jeter publiquement sur les réseaux, sans bénéficier du moindre respect. Pire, Wes a décidé de prendre une superbe prise de vue du moment afin de pouvoir la partager personnellement sur son compte et que tout le monde puisse en profiter. Il l'a fait non pas sous le coup de l'alcool, non pas durant un moment d'égarement : il a attendu toute la journée et a préféré publier cette petite pépite maintenant, à quinze heures tapantes, bien après avoir dessaoulé.

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