Chapitre 6 : et enfin, on Ne me verra plus qu'en ce bois

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Ta voix me manque tellement. J’écoute ton message musical en boucle depuis que tu t’es égarée dans cet univers comateux. Ces derniers temps, j’ai eu du mal à te rendre visite : un emploi du temps chargé, quelques ennemis inopportuns, des heures de visite strictes, un cœur solitaire et déprimé qui parfois n’a pas la force de te voir allongée là, presque sans vie… Sache que je ne t’oublie pas pour autant. Tu es dans mon esprit et mon cœur à chaque instant. Je guette avec patience ton retour parmi la vie. La nuit dernière, il y a eu une tempête de neige puissante. Elle a écrasé quelques toits voisins. Par chance la boutique est intacte. Je sais que tu n’es pas superstitieuse, mais j’ai vu ça comme un autre signe : tu me reviendras.

La dernière fois qu’il y a eu une tempête de neige de cette importance, tu étais avec moi. Cette nuit, tu étais assez agitée. Tu remuais sans cesse en grommelant de l’anglais saccadé et incompréhensible. Je te réveillais un petit peu et te parlais doucement pour te rassurer. Tu te rendormais en m’enlaçant jusqu’aux prochaines agitations. Je te demandais si ça allait, tu me répondais toujours oui. Parfois je me dis que oui, tu allais bien quand tu étais près de moi ; mais dans mes moments les plus obscurs, je me dis qu’au fond c’était encore une de ces façades dont tu avais le secret.  Je savais pourquoi tu restais mystérieuse pour la plupart des gens, c’était normal, il n’y avait que quelques rares personnes qui avaient le privilège de bien te connaître. Ce que j’ai toujours eu du mal à comprendre par contre, c’était pourquoi tu essayais de me cacher certaines choses au lieu de tout me raconter. Tu savais bien que tu aurais mon soutien quoiqu’il arrive... Finalement, j’avais beau te connaître, tu as toujours gardé cette part de mystère ; C’était un charme et une faiblesse à la fois.

Le matin suivant, mes parents sont allés vérifier que la boutique était intacte. Ils sont restés une bonne partie de la journée pour en déblayer le toit et les allées. Toi et moi avons fait la grasse matinée. Nous avions appris via email que le lycée était fermé pour la journée. Les routes n’avaient pas encore été dégagées pour qu’elles soient empruntées. Tu t’es levée la première. Je l’avais remarqué inconsciemment. En sortant du lit, tu avais emporté ta chaleur avec toi. Quelques minutes après, j’avais ressenti ce grand vide froid que je n’avais jamais connu avant de te rencontrer. J’ai eu du mal à ouvrir les yeux. Il est vrai que j’avais dormi en pointillé et étais restée éveillée une grande partie de la nuit pour te tranquilliser. En ne te sentant plus près de moi, je me suis forcée à ouvrir les yeux pour voir ce que tu faisais. Tu n’étais pas dans la chambre. Je me suis levée avec peine pour voir si peut-être tu étais dans la salle de bain. Tu n’y étais pas non plus et les toilettes étaient vides aussi. J’ai descendu les escaliers et je ne t’ai trouvée nulle part. Je suis retournée dans ma chambre pour voir si peut-être tu m’avais laissé un mot. Je n’ai rien trouvé mais tes affaires étaient encore là, ça m’a rassurée. Ça voulait dire que tu n’étais pas loin. Je me suis habillée rapidement pour partir à ta recherche. J’étais assise sur mon lit à enfiler de grosses chaussettes chaudes quand j’ai entendu un bruit dehors.

Un bruit familier se dégage de ton être
Repoussant le doute qui pointe à ma fenêtre.
J’entends les battements de ton cœur à toute heure,
Ils défient l’épreuve par leurs cris de bonheur.

En jetant un coup d’œil par la fenêtre, je t’ai aperçue dans la cour du jardin. Tu avais regroupé toute la neige de la cour et avais bâti un muret blanc en forme de cœur. Tu y avais gravé un E au milieu et étais en train de ramener de la neige avec une pelle pour y ajouter un L. C’était ce bruit de pelle que j’avais entendu alors que je te cherchais. Tu étais pleine de neige. Il n’y avait que deux choses qui n’étaient pas blanches : tes beaux cheveux roux recouverts de ton béret de laine et ton visage qui dévoilait de petites joues roses, marquées par ton travail matinal dans le froid. Tu devais sûrement commencer à être gelée mais tu continuais ton œuvre d’art avec passion et acharnement. J’ai enfilé un manteau chaud et ai attrapé une couverture avant de rejoindre le jardin. Quand tu m’as aperçue, tu m’as souri et a regardé par terre pour cacher ton embarras. Tu venais juste de finir de graver un L dans le cœur de neige. Je me suis approchée et t’ai mis la couverture sur le dos pour te réchauffer. Tu m’as dit merci et m’a sauté dans les bras. Ça m’a fait sourire.

- C’est plutôt à moi de te dire merci. Ah et quand je pense que tu n’arrêtes pas de me dire que je suis trop romantique…Là c’est toi qui bats les records !

- J’avais besoin de me défouler ce matin. Au début j’ai commencé à dégager la neige, et puis j’ai remarqué que mon tas de neige ressemblait à un cœur, alors j’ai continué. 

- Ok, donc rien à voir avec du romantisme, c’était juste le hasard c’est ça ?

- Un peu. Mais quand la neige fondra, le cœur sera le dernier à fondre. Avec un peu de chance, il sera encore là quand je reviendrai d’Irlande. 

- Il n’y a pas de romantisme là non plus ?

- Non, c’est juste une pensée que j’ai eue.

Je suppose que tu étais romantique sans le vouloir. Ou peut-être que tu l’étais mais ne l’assumais pas, je ne sais pas. Tu t’étais levée vers 9h, juste après le départ de mes parents pour la boutique.  Tu aurais pu rester au chaud avec moi mais tu avais décidé d’aller dehors te batailler avec la neige pour créer ce message ‘par hasard’. Nous sommes rentrées à la maison pour prendre notre petit déjeuner. Tu n’avais rien osé toucher dans la cuisine et attendu patiemment que je me réveille. Je me suis fait un café et t’ai fait chauffer du lait pour ton chocolat chaud. Nous avons dégusté nos boissons respectives avec du pain grillé. Nous n’avons pas parlé plus que ça, je n’étais pas très bavarde le matin et ça ne te dérangeait pas, tu étais perdue dans tes pensées de toute façon. J’ai toujours pensé que c’était notre force : nous étions heureuses d’être ensemble sans vraiment avoir besoin de faire quoi que ce soit ou de parler. Tu m’avais dit plus d’une fois que j’étais la seule personne avec laquelle tu étais à l’aise dans le silence. J’avais pris ça pour un compliment. Autour d’autres personnes, tu avais besoin de parler et de te sentir active, avec moi tu pouvais être toi-même, tu n’avais pas besoin de m’impressionner ou de me divertir. Nous avons fini de déjeuner et j’ai souri en voyant une moustache de chocolat se dessiner sur ton visage.

- Tu essaies de te remettre dans ton rôle de Roméo ?

- Comment ça ?

- La moustache, c’est sexy tu sais, mais je crois que je te préfère sans…

Tu as souri un petit peu en baissant la tête pour cacher ton embarras. C’était la même expression que tu avais faite dans le jardin quand je t’avais découverte en train de finaliser ton cœur de neige ; tu étais si adorable. Tu n’avais jamais ce genre d’attitude au lycée ou dans la rue quand tu m’abordais, c’était vraiment quelque chose qui m’était réservé dans des moments naturels comme celui-là. J’ai pris ma serviette et t’ai essuyé la bouche. Tu m’as lancé un « Merci bien, ‘sainte chérie’ », le genre de phrase sorti tout droit du livre de Shakespeare. Nous avons ri.

Remarque-moi, je changerai ma vie pour toi
Souris-moi, je défierai les grands de ces lieux
Parle-moi, je ferai disparaître leurs lois
Aime-moi et entrons ce monde merveilleux.

Alors que nous allions monter dans ma chambre, j’ai entendu ton portable sonner plusieurs fois. Tu l’avais laissé sur une commode, près d’un vase. La sonnerie faisait résonner le récipient. Tu avais sans doute dû rallumer ton téléphone le matin en te réveillant pour vérifier tes messages. Tu m’as dit de l’ignorer. Il a sonné tellement de fois que je me suis dit que c’était peut-être un appel important, j’ai décidé d’aller le chercher. En l’attrapant pour te le donner, j’ai remarqué qu’il indiquait un nouvel appel en absence, six au total, ainsi qu’un message vocal. Tu me l’as arraché des mains pour pouvoir l’éteindre puis tu t’es arrêtée. Au milieu de tous les appels de ta mère, il y en avait un qui venait de ton père. Le message sur ta boîte vocale était peut-être de lui aussi. Il n’y avait aucun moyen de le savoir sans vérifier. Tu as pris une grande bouffée d’oxygène pour déstresser, m’as attrapé la main et as commencé à jouer avec comme pour chercher un peu de réconfort. L’annonce de ta messagerie disait que le message venait bien du numéro de ton père. Quand le message a commencé, ce n’était pas la voix de ton père, c’était celle d’une femme enragée hurlant à moitié en français et à moitié en anglais. La seule voix d’homme que l’on pouvait distinguer n’était qu’un bruit de fond qui demandait à la femme d’arrêter de crier. Je n’ai pas trop compris ce que ta mère disait, une chose était sûre, elle était très en colère.

Tu n’as pas écouté tout le message, as raccroché et éteint ton portable pour de bon. Tu m’as demandé si mes parents accepteraient que tu restes une nuit de plus à la maison. Je t’ai rassurée en te disant qu’il n’y aurait sûrement aucun problème. Les routes étaient bloquées de toute façon. Mes parents étaient partis à la boutique à pieds. Ils ont toujours aimé se promener, la tempête de neige leur donnait l’occasion de profiter de la ville déserte et enneigée. Il ne neigeait plus mais il faisait bien trop froid pour que la neige fonde. Les employés de la ville mettraient un temps fou à tout déblayer. Tu m’as semblé rassurée un temps. Nous avons réfléchi à ce que nous pouvions faire de notre journée. Tu as proposé qu’on continue à lire le recueil de poèmes. J’ai trouvé que c’était une bonne idée. Ce livre était tellement intéressant, à chaque fois qu’on en ouvrait les pages, on se sentait capturer par ces écrits. Il y en avait eu des livres de qualité, mais ce livre était différent. C’était assez difficile à expliquer, c’était comme si les poèmes résumaient un état émotionnel que toi et moi connaissions très bien : l’espoir, la peur et la passion, tous entremêlés dans des vers qui sentaient le vécu. Tu m’as demandé de lire comme la soirée d’avant. Nous nous sommes allongées sur mon lit. J’ai pris le livre qui était sur la table de chevet et tu t’es allongée sur moi, comme d’habitude. Tu m’as attrapé la main et as commencé à jouer avec pour déstresser. Mon autre main tenait le livre fermement pour commencer à lire les poèmes de L. Naëj. Nous avons lu pendant une heure peut-être. Nous nous sommes senties transposées dans un monde de mélancolie et de nostalgie. Pourtant nous ne voulions pas le quitter. Il nous transcendait. Tu ne te lassais pas de m’entendre lire ces poèmes. Tu avais l’air si détendu que j’ai cru que tu t’étais endormie un moment. Tu ne dormais pas, tu étais très attentive c’est tout. Je t’ai demandé si ça allait, tu m’as dit que oui et tu as reposé ta tête sur mon épaule. J’ai continué à lire puis me suis arrêtée un temps pour vérifier.

- Perdue dans tes pensées ?

- Pas perdue, je me ballade.

- Où ça ?

- Dans mes pensées. Tu es bien curieuse.

- Je suis dans tes pensées au moins ?

- Oui, toujours. Pourquoi tu me regardes comme ça ?

- Je veux juste être sûre que tu ailles bien.

- Je vais bien, ne t’inquiètes pas.

Tu m’as souri et m’a embrassée. Je n’ai rien dit et ai continué à lire. J’ai fait semblant d’être rassurée mais en réalité j’étais toujours assez inquiète par rapport à la découverte de la nuit dernière. Tes blessures aux bras m’avaient rendue triste et anxieuse. Tes pleurs de la journée d’avant m’avaient angoissée davantage. J’avais très envie de te demander ce qui t’était arrivé aux bras. De temps en temps je me disais que je me faisais sans doute du souci pour rien : c’était sûrement des cicatrices d’une de tes aventures en forêt ou autres. Tu m’avais raconté plus d’une fois que ton père et toi alliez chercher du bois pour la cheminée de temps en temps. C’était une de tes excursions préférées, une tradition père fille en quelque sorte. Il y avait une grande boutique de bois près de la forêt de ta ville. Chaque mois, vous alliez chercher du bois que vous coupiez en petits morceaux à la hache ou à la tronçonneuse si c’était trop épais. Tu m’en avais parlé avec émerveillement dans les yeux : C’était la seule fois où tu pouvais t’habiller comme tu voulais. Tu n’avais pas besoin de ressembler à une petite princesse, tu n’avais pas besoin de bien te coiffer ou de te maquiller. Ta mère ne vous accompagnait jamais dans ce genre d’activités, elle ne pensait pas que c’était un travail de femme. Tu étais heureuse de ne pas avoir de frère, au fond si tu en avais eu un, tu n’aurais sûrement pas pu aider ton père; ta mère aurait trouvé une excuse pour ne pas te faire participer. Comme ton père avait besoin d’aide et que ta mère n’était pas du genre à aider avec ce genre de tâche, elle te laissait seule avec lui ces jours-là. Tu adorais te défouler à coup de hache sur le bois. Ça te permettait d’évacuer toues les pensées qui t’envahissaient l’esprit. Tu m’as confié que parfois ton père achetait du bois déjà pré coupé et poli. Dans ces moments, ça voulait dire qu’il allait te donner un projet à construire. Tu as toujours adoré les projets qu’il te donnait. Ton père est architecte, il a toujours eu un tas d’idées pour te faire partager sa passion. Peut-être que je m’inquiétais pour rien et que tu t’étais tout simplement éraflé le bras avec des branches d’arbres. Mes pensées m’ont rassurée un temps. De toute façon, tu portais un gros pull à manches longues, je ne pouvais pas voir tes bras donc je n’avais pas vraiment de bonne excuse pour aborder le sujet.

Tu avais toujours un tas d’histoires et d’anecdotes à raconter mais au fond tu ne te confiais pas vraiment. Tu étais plus du genre à toujours vivre l’instant présent et ne pas te préoccuper du reste.  Parfois je me dis que j’aurais dû te pousser à me parler.

Mes parents sont rentrés à la maison pour le repas du midi. Nous avons mangé ensemble et mes parents ont confirmé que tu pouvais dormir une nuit de plus à la maison. Nous sommes retournées lire dans ma chambre. Alors que mes parents se préparaient à repartir à la boutique, le téléphone de la maison a sonné. Ma mère a décroché. Je l’ai entendu parler poliment en langage soutenu comme si elle parlait à un client. Sa voix était devenue assez sérieuse. Elle t’a appelée pour te prévenir que l’appel était pour toi. Tu as descendu les escaliers, un petit peu inquiète. Puisque ta mère n’avait pas réussi à te joindre sur ton portable, elle avait décidé d’appeler mon numéro. Tu t’es agitée encore une fois au téléphone. Je t’ai entendu dire « good bye » et raccrocher avec force. Quand ma mère t’a demandé si tout allait bien, tu lui as dit oui mais je voyais bien dans tes yeux que la réponse était non.  Tu m’as expliqué que ta mère était en colère parce qu’elle t’avait demandé de rentrer du lycée directement après les cours. Tu ne m’as pas dit pourquoi elle voulait te garder à la maison. Elle savait que tu avais désobéit et en était furieuse. Elle avait croisé la mère d’Elodie par hasard qui lui avait raconté que nous n’avions pas eu de devoir surveillé le jour d’avant et que sa fille était rentrée chez elle en début d’après-midi. Elle n’aimait pas que tu lui aies menti. Tu ne lui avais pas menti, tu avais juste décidé de ne pas lui dire que tu n’avais pas de devoir ce jour-là ; apparemment elle avait vu ça comme une trahison de sa confiance. Tu m’avais dit que d’après elle, une mère et sa fille devaient tout se dire. Elle n’aimait pas que tu lui caches des choses. Je t’ai encouragée à la rappeler pour arranger les choses, tu as refusé catégoriquement. Nous avons continué à lire.

Indomptable et indépendante, tu t’égares
Dans des malheurs certains en refusant toute aide
Le mensonge et les secrets sont un nouvel art.
Ton chef d’œuvre artificiel jamais tu ne cèdes.

Tu m’as demandé d’arrêter de lire. Tes yeux étaient humides et tu avais un petit peu de mal à t’exprimer. Tu m’as dit que tu ne te sentais pas bien. Tu t’es levée en vitesse et a couru en direction des toilettes. Tu as tellement vomi que je t’entendais de ma chambre. Ça m’a fait de la peine de te savoir malade. Je t’ai rejoint pour savoir si je pouvais faire quoi que ce soit pour t’aider. Tu m’as demandé de te laisser tranquille. Je n’ai pas insisté. Si les rôles avaient été inversés, je n’aurais peut-être pas voulu que tu me voies dans cette situation non plus. Je suis retournée dans ma chambre. Après quelques minutes, tu es partie te nettoyer la figure dans la salle de bain et tu es revenue. Tu sentais le savon et le chewing-gum à la menthe. Tu t’es excusée en arrivant dans ma chambre. Il n’y avait pas de raison de s’excuser mais tu te sentais un peu honteuse. Ce n’était pas comme ça que les filles de bonne famille devaient se comporter d’après ton éducation familiale. Je t’ai expliqué que ce n’étaient pas des choses qui se contrôlaient. Tu ne voulais rien savoir. C’était comme éviter de dire des gros mots, c’était des choses qui étaient encrées dans ta façon d’être et qui ne changeraient peut-être jamais.

Tu as été malade le reste de l’après-midi. Tu ne voulais rien faire. Pour essayer de te détendre, j’ai décidé de te faire partager un de mes films préférés, c’était l’histoire d’une femme du 19ème siècle qui entrait dans un monde fantastique et apprenait à défier tous les préjugés et règles de bienséance de son temps à travers ses aventures. J’avais découvert ce film quand j’étais toute petite. Il me tenait compagnie dans mes moments de peine et de douleurs. Je l’avais regardé chaque fois que j’étais malade, stressée, seule ou triste. Il m’avait accompagnée pendant les pires fièvres, m’avais rassurée lors des épreuves de brevet du collège et les examens difficiles du lycée, m’avais bercée dans mes nuits difficiles après ton départ, m’avais réconfortée quand mon frère était mort. Mon frère et moi avions l’habitude de regarder ce film ensemble. Depuis sa mort, personne d’autres ne l’avait visionné avec moi. J’ai pensé qu’il te rassurerait peut-être. Nous sommes descendues dans le salon, tu t’es appuyée sur moi pour descendre les marches des escaliers tellement tu avais été rendue frêle par les nausées soudaines. Je t’ai préparé une tasse de chocolat chaud pour te redonner des forces et j’ai allumé la TV et le magnétoscope pour commencer le film. Tu m’as lancé cette expression bizarre, tu essayais sans doute de me sourire mais ton corps était si mal en point à ce moment-là que la seule chose qui avait paru sur ton visage était ce rictus fragile. Tu m’as chuchoté quelque chose d’une voix fébrile mais un peu moqueuse :

- ça existe encore les cassettes vidéo ?

- Crois-moi, tu vas vite oublier que ce n’est pas un DVD. D’ailleurs peut-être qu’il te fera oublier d’autres choses.

- Je te fais confiance, je suis déjà sûre qu’il y aura du romantisme dedans.

- Pour une fille malade, tu as l’air assez en forme pour te moquer…

- Je ne me moque pas.

- C’est ça… Allez, commençons le film. Il dure 2h30, faut pas traîner.

Mon frère et moi n’avions jamais trouvé une copie plus récente de ce film, à croire que le chef d’œuvre s’était totalement volatilisé et qu’il n’avait jamais été redistribué dans un autre format. J’ai démarré le film et me suis confortablement installée sur le canapé, les pieds sur la table. Je t’ai laissé t’allonger et mettre ta tête sur mes genoux. Je t’ai donné un coussin et t’ai couverte d’une couverture bien chaude. Le film a commencé avec les logos anciens des studios de production actuels et une musique d’orchestre assez entrainante. Au début du film, une jeune femme d’une vingtaine d’années, le personnage principal du film, se faisait battre par son mari parce qu’elle avait mal fait servir le dîner et ne s’était pas habillée assez élégamment pour l’occasion. Une employée de maison l’avait alors prise sous son aile un temps pour lui panser ses blessures et lui avait fait boire un élixir pour faire passer la douleur. Le lendemain, elle s’était réveillée dans un tout autre monde, un monde qui lui apprendrait à se défendre de son mari, vivre indépendamment et se protéger des règles de son époque. Elle devait passer des épreuves différentes pour renforcer son caractère et son corps. Un ange gardien lui avait par exemple offert un cheval pour lui apprendre à le monter alors que son mari lui avait toujours interdit d’approcher les écuries. D’autres épreuves de sa nouvelle vie l’avaient forcée à grimper tout en haut d’un arbre à mains nues pour se protéger des loups et attraper des fruits ; chasser le gibier avec des lances en bois qu’elle devait tailler elle même ; construire sa propre maison ; des choses qui étaient en temps normal réservées aux hommes. Elle avait changé pour le mieux.

Change et arrange-toi infiniment mon ange.
Mange et range tous les beaux fruits des vendanges,
Dérange les étranges passagers des canges,
Venge ce mélange d’émotions étrangères !

A travers sa propre survie, elle en arrivait à aider et protéger les créatures enchantées de son nouveau monde et inscrivait alors son nom dans leur Histoire. Il y avait des fées, des dragons et des lutins. Petit à petit, la jeune femme était devenue une sorte d’amazone, indépendante et vaillante. Elle avait redoublé de forces et de confiance en elle. Vers le milieu du film, elle rencontrait un homme qui vivait seul dans la forêt. Il lui donnait quelques preuves d’amour et de respect à travers le film pour qu’enfin elle l’accepte. Oui, il y avait bien un petit peu de romantisme, tu me connaissais assez pour savoir que s’il n’y avait pas un minimum de magie, d’actions et de romantisme, ce n’était pas un film pour moi. La jeune femme finissait par épouser l’homme par amour, non par obligation ou besoin comme son époque lui avait toujours indiqué. La morale du film était de suivre son cœur, avoir confiance en soi et de faire ce qui nous rendait heureux au lieu de suivre les idées des autres. C’était un film qui m’avait toujours remonté le moral. J’étais plongée dedans quand je t’ai sentie bouger et te débattre en grommelant. Puis tu as respiré de façon exagérée et saccadée. Quand j’ai baissé la tête pour voir ce que tu avais, tu somnolais. J’ai trouvé ça dommage que tu t’endormes comme ça. C’était vraiment un film que je voulais te faire découvrir, j’étais un peu déçue, presque vexée. Et puis je me suis rappelée toutes les fois où je m’étais endormie en le regardant et j’ai souri. Après tout, c’était deux heures et demi où tu ne vomirais pas, où tu ne pleurerais pas, où tu oublierais tes soucis familiaux. Le film t’avait bien réconfortée finalement. Je me suis félicitée et j’ai regardé la fin du film avec un plaisir démesuré.

Le reste de la journée est passé assez vite, comme toujours quand on était toutes les deux. J’aurais aimé pouvoir arrêter le temps pour rester avec toi éternellement. Quelques heures après le film, tu t’es réveillée en sursaut et t’es excusée de t’être endormie devant le film. Je t’ai rassurée et t’ai rappelé que d’une façon ou d’une autre, je t’avais dit que ce film te ferait oublier un tas de choses. Tu m’as souri et m’as remerciée d’être là pour toi. Tu as repris des couleurs rapidement. Tu n’avais plus mal au cœur et tu te sentais tellement en forme que tu as décidé de te lever et de préparer à dîner pour mes parents et moi. Ça serait ta façon de nous remercier pour notre accueil chaleureux. Tu voulais préparer quelque chose d’unique. Tu as pensé à un plat que tu avais préparé pour la St Patrick quand tu étais en Irlande. Il n’était pas trop difficile à réaliser et on avait assez de temps pour faire bouillir le tout. Tu as opté pour du corned-beef avec des choux, des carottes et des pommes de terre. Nous n’avions aucune de ces choses là à la maison. Nous devions donc marcher jusqu’à un petit magasin du quartier pour trouver ces ingrédients. Nous nous sommes toute deux habillées chaudement et nous avons quitté la maison pour rejoindre le froid hivernal qui, lui, ne s’était pas amélioré. L’épaisseur de neige nous ralentissait tellement dans notre marche courageuse vers le magasin que nous avons mis une bonne demi heure à l’atteindre alors qu’en temps normal le trajet se faisait en dix minutes à peine. Tu m’as donné la main pour franchir les barrières enneigées que les trottoirs avaient formées. Je t’ai regardée avec surprise.

- Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

- Je ne connais personne ici, donc c’est bon.

- D’accord mais personne n’est en cours aujourd’hui, ça veut dire qu’on pourrait rencontrer du monde.

- Connaissant les gens de la classe, il n’y a pas de danger.

Tu avais raison, la plupart des gens de notre classe étaient des enfants gâtés de toute façon. Les cours de sport en étaient l’exemple parfait : ils s’étaient plaints pour ne pas courir dehors quand il faisait trop froid ; ils avaient refusé de jouer au foot quand il pleuvait ; je les avais même entendus une fois en début d’année se regrouper pour se rebeller contre le prof qui soit disant ne nous donnait pas assez de pauses pour aller boire et nous reposer. Tu étais sûrement une des seules à ne jamais te plaindre. Tu étais l’élève parfaite pour le cours de sport. Tu as toujours eu énormément d’énergie. Tu donnais tout ce que tu avais pour obtenir le meilleur résultat possible. Tu étais d’ailleurs une des meilleures élèves en sport parce que tu n’abandonnais jamais même quand ce n’était pas ton sport préféré. Tu n’aimais pas l’athlétisme par exemple, mais tu avais réussi à obtenir un score excellent avec ta moyenne de saut en longueur, endurance et lancer de javelot. Tu détestais la lutte mais avait battu toutes les filles de la classe (je t’avais laissée gagner sans opposer de résistance) y compris Laure et Clara qui te portaient encore moins dans leurs cœurs depuis ce jour. C’était comme si tu avais tout le temps besoin de te défouler. Et même si le prof avait décidé ce jour-là de nous faire méditer, (notre prof de sport était sans doute un des rares profs à définir le yoga comme un sport) tu étais encore la seule de la classe qui pouvait se dépenser en pensant. C’était quelque chose qui échappait complètement à la majorité de la classe, même à moi, mais c’était encore un élément qui te rendait si différente et intéressante. Je n’ai jamais cessé de t’admirer pour ça.

L’admiration et la dévotion sont deux pierres
Qui roulent vers la base de cette montagne
Noyant les promeneurs naïfs dans la rivière
Et leur donnant ombre et poussière comme compagnes.
Dormez au calme Messieurs les disciples frêles.
Vos voix d’apprenti penseurs ont brisé nos ailes.

En entrant dans le magasin, nous avons remarqué très rapidement qu’il était désert. J’étais d’ailleurs très étonnée qu’il soit ouvert. A part les employés qui travaillaient, il n’y avait personne. Nous étions les seules clientes à se promener dans les rayons. Tu ne m’as pas lâché la main en passant devant quelques employés, tu ne les considérais pas comme un danger. Nous nous sommes approchées du rayon frais et avons trouvé du corned-beef mais le prix était bien trop élevé. Tu ne savais pas que ça coutait si cher. Vu le prix des légumes frais, il te serait impossible de tout acheter avec ton billet de 20 euros. Tu m’as regardée puis posé ta tête sur mon épaule et m’as dit que le corned-beef serait pour une autre fois. J’ai sorti un petit porte-monnaie de ma poche et t’ai montré mes économies du mois. Après avoir su que j’avais dépassé mon forfait en t’appelant parce que Nicolas me manquait et que j’étais triste, mes parents avaient décidé de ne pas me prendre d’argent sur ma paie. C’était la première fois que ça arrivait, ils ne désiraient pas me punir alors que je travaillais et aidais tant à la boutique. Tu m’as dit que tu ne voulais pas que j’utilise mes économies pour ça, je t’ai confirmé qu’il n’y avait aucun problème et que j’étais contente de t’aider. Tu m’as déposé un baiser sur la bouche et m’a fait un câlin pour me remercier. Je t’ai demandée d’être plus discrète. Tu m’as souri et t’es reculée un petit peu. Nous avons continué nos achats. Tu as décidé d’acheter de quoi faire une tarte à la citrouille. Je n’y avais jamais goûté mais tu m’avais assuré que c’était un dessert que j’adorerais. Je t’ai fait confiance, comme d’habitude. Le caissier nous a regardées en souriant très naturellement comme pour nous remercier de briser son ennui en lui donnant du travail à faire. D’ailleurs, il était si gentil qu’il a rangé toutes nos courses dans des sacs. Ça ne faisait que deux sacs au total mais il les a quand même portés jusqu’à la sortie du petit magasin pour nous.

Nous nous sommes retrouvées encore une fois à nous battre contre le froid et glisser sans arrêt à cause du verglas qui était caché sous la neige des rues et qui se dévoilait seulement sous nos pas lourds. Nous portions chacune un sac de courses ce qui nous permettait encore de nous tenir la main. Tu m’as dit que le sol était si glissant que même si des gens nous voyaient nous tenir la main, ils penseraient que c’était plus pour ne pas tomber que par affection. Au final, c’était une bonne excuse. J’ai levé les yeux vers le ciel et remercié les dieux de la météorologie pour toute cette neige. Elle t’avait permis de rester avec moi et maintenant nous donnait une raison pour nous donner la main dans la rue, une chose à laquelle j’avais rêvé depuis le jour de notre rencontre. Peu importe si personne n’était dans la rue pour nous voir ensemble, je me suis sentie heureuse, le cœur léger et calme. Tu me regardais et souriais. Tu me parlais de tout et de rien. Tu étais la Lucie que j’avais rencontrée à la boutique des années auparavant quand je n’avais que 14 ans. Tu étais si jolie ce jour-là en revenant du magasin que j’en avais oublié toutes mes inquiétudes : tes coupures sur les bras, ton voyage en Irlande, tes pleurs incessants, ta relation avec ta mère. Tout m’était égal, la seule chose que je voulais faire était me plonger dans tes yeux bleus et oublier, m’envoler dans ce ciel paisible qui ne dévoilait ni pluie, ni nuage à l’horizon en ce jour blanc hivernal. Parfois j’aimerais remonter le temps et trouver à quel moment tout a basculé. Peut-être que c’était ce jour-là, peut-être que c’était le jour d’avant et ton séjour chez moi non autorisé, peut-être que c’était le lendemain et notre retour au lycée? Peut-être le surlendemain, peut-être ton voyage en Irlande : était-ce ma faute ?

A qui rejeter la faute quand tout s’effondre ?
Pourrais tu repêcher mon corps sous ces décombres ?
Tes yeux me dévisagent sans jamais répondre,
Ils ont métamorphosé mon essence en ombre.
Je vis avec pour compagnie ma solitude,
Dans les froids couloirs oubliés d’un hiver rude.

Nous avions quitté le petit centre ville quand j’ai aperçu une fille de la classe. J’ai voulu te lâcher la main mais tu me l’as retenue avec force et détermination. Je n’ai pas insisté, elle nous avait déjà vues de toute façon. C’était Anne, la déléguée de la classe : une jeune fille gentille et patiente qui n’avait pourtant pas sa langue dans sa poche. Une fois, je l’avais entendue dire à Laure et Clara d’arrêter de se maquiller en cours de lettres. Elle avait lancé la remarque en parlant assez fort pour qu’elles se fassent remarquer. Elles étaient toutes les deux assises derrière leurs sacs de cours qu’elles avaient mis sur leurs tables en guise de bouclier pour cacher leurs miroirs et maquillage. Anne n’aimait ni l’injustice, ni l’irrespect. En devenant déléguée de la classe, elle avait pris son rôle très à cœur et elle et moi avions travaillé ensemble pour créer une atmosphère amicale dans la classe. Nous avions échoué jusqu’à présent, la classe était bien trop divisée, mais nous avions quand même apaisé les petites guerres inutiles. Les seules qui échappaient à cette règle étaient bien sûr toujours les mêmes : Laure et Clara. Nous étions quand même fières d’avoir moins de drames dans la classe, c’était un bon début et nous avions toute l’année pour améliorer les choses. Anne portait un petit arbre dans ces bras. C’était un mini sapin pour décorer sa chambre pour les fêtes de fin d’année. Elle n’habitait pas très loin du magasin apparemment. Quand elle nous a confirmé qu’elle venait de la même ville que moi, je me suis sentie bête. Avec les heures qu’on avait passé à travailler ensemble, je ne lui avais jamais posé de questions ou essayé de la connaître davantage. Je suppose que moi aussi j’étais égoïste. Je n’étais donc pas une exception. Je me suis rassurée en me disant qu’elle n’avait pas cherché à me connaître non plus et que nous étions polies l’une envers l’autre seulement parce que nous travaillions pour la même cause : la classe. Le mini arbre qu’Anne portait avec peine était assez lourd pour lui couper le souffle et assez grand pour lui recouvrir une partie de la figure et lui cacher la vue. Elle nous a regardé et nous a souri, nous a dit bonjour en haletant et hochant la tête.

- Qu’est-ce que vous faites là toutes les deux ?

Tu as répondu vivement en essayant de te débarrasser de cette rencontre.

- C’est une longue histoire.

Elle a répondu posément sans se rendre compte que nous ne voulions pas vraiment lui parler.

- J’ai un peu de temps pour une longue histoire, j’ai des crampes aux bras à force de porter ce petit sapin. Son pot est super lourd.

Tu lui as lancé un air ennuyé et a continué à marcher en me tirant avec toi, oubliant totalement que me donner la main devant elle sans aucune excuse pour expliquer les choses la pousserait sûrement à en parler à toute la classe. J’ai cru que les deux derniers jours passés ensemble t’avaient donné du courage et de la force. Tu voulais te débarrasser d’elle.

- On n’a pas le temps nous par contre, désolée.

Anne ne s’est pas laissée écarter et a commencé à poser des questions dérangeantes. Elle n’aimait pas l’injustice et l’irrespect, mais elle adorait trop les commérages pour nous laisser tranquilles et ne rien dire.

- Depuis quand vous êtes potes toutes les deux ?

Tu lui as répondu un peu énervée.

- On n’est pas potes !

- Alors pourquoi vous vous promenez ensemble, en plus Lucie n’habite même pas ici.

- Ça ne te regarde pas, Anne.

- Oui, Élisa a raison, ça ne te regarde pas vraiment.

- C’est une question comme une autre les filles, je ne vois pas pourquoi vous vous énervez.

- On n’est pas potes Lucie t’a dit.

- Qu’est-ce que vous faites là toutes les deux alors ?

En voyant qu’Anne ne nous laisserait pas avant d’avoir entendu notre ‘longue histoire’, tu as perdu patience et lui as dit que tu lui raconterais toute la vérité. J’ai soufflé de soulagement : à part Elodie, personne ne savait que nous étions proches. Peut-être qu’Anne deviendrait une alliée, après tout, son rôle était de rendre la classe vivable pour tout le monde. Tu as commencé.

- Tu sais, hier après les cours, on n’avait pas de devoir surveillé. J’ai mangé assez vite pour sortir du lycée, j’ai dit au revoir aux filles...

- Oui ?

- C’est parce que… j’avais un rendez-vous urgent chez le docteur ! Je devais aller dans le centre ville. Le genre de rendez-vous à ne pas louper, tu vois ?

J’ai commencé à désespérer en voyant que tu essayais tant bien que mal d’inventer un autre mensonge plausible.

- Quel genre de rendez-vous ?

- Mais tu sais, le genre le plus inconfortable que les filles connaissent…

Mon désespoir s’est transformé en rire quand ton histoire a commencé à se développer. Tu avais tellement d’imagination mais cette fois tu avais du mal, ça se voyait. J’ai espéré que tu limites les dégâts assez vite et j’ai caché mon fou rire derrière mon écharpe en faisant semblant de tousser pour ne pas me faire remarquer. Anne était déjà captivée par ton histoire pourtant.

- Oh d’accord, et ?

- D’abord, une révélation : je ne suis pas enceinte !

Nous avons toutes ri, toi et moi plus qu’Anne qui n’avait pas saisis l’ironie. Tu as continué.

- Alors, je t’épargne les détails parce que : déjà, ce n’est pas bien appétissant et en plus, ça ne va pas te donner plus d’explications. En fait, j’ai attendu assez longtemps, le docteur était trop débordé : une femme enceinte est arrivée en urgences et une autre dame assez mal en point, battue je pense, a poussé les portes de son cabinet appuyée sur l’épaule d’une amie et a dû passer en priorité. Bref, il a enfin pu s’occuper de moi mais que deux heures après l’heure où j’étais censée passer. Du coup, quand je suis sortie il neigeait très fort déjà. J’ai couru dans le froid vers la gare routière et j’ai loupé le dernier car. C’est là que j’ai rencontré Élisa.

- Mais comment t’as pu rencontrer Élisa ? Elle se fait toujours conduire par ses parents…

- Tiens, c’est vrai, je ne sais pas pourquoi elle était là, je ne lui ai pas demandé… Élisa, pourquoi est-ce que tu étais là ?

Tu m’as regardée d’un air suppliant et complice. Tu étais en panne d’inspiration. Je me suis laissée entrainer dans un mensonge de plus, je suppose que les deux derniers jours passés ensemble ne t’avaient pas donné assez de courage et de force.

Parfum d’innocence de mes soleils passés,
Avez-vous disparu dans la putréfaction ?
Cette odeur n’est pas la vie ! Mon âme me fuit !

Je t’ai quand même pardonnée en remerciement pour les rires que tu avais provoqués en parlant de ton rendez vous ‘inconfortable pour les filles’. J’ai essayé de répondre à la question d’Anne. Je n’étais pas aussi bonne menteuse que toi et sa curiosité ne m’aidait pas du tout.

- Je…Hmm… Je… Je revenais du centre-ville. J’ai coupé à travers la gare routière pour aller plus vite.

- C’est pas tes parents qui t’amènent partout d’habitude ? Je les vois tout le temps à la sortie du lycée.

- Oui…mais… je… je devais aller chercher un cadeau pour ma mère, c’est son anniversaire bientôt et… et… je ne voulais pas qu’elle sache ce que je vais lui offrir.

- Ok, donc, vous vous êtes rencontrées à la gare routière et après ça, quoi ?

Tu as repris en voyant que je ne savais vraiment pas quoi raconter. Les quelques minutes pendant lesquelles j’avais parlé t’avaient donné le temps de réfléchir au reste de l’histoire.

- Après ça, on a appris qu’il n’y avait plus d’autres cars scolaires. Ma mère n’était pas encore revenue de son voyage au Royaume Uni alors j’ai appelé mon père pour savoir s’il pouvait venir me chercher. Il m’a dit que les routes étaient impraticables et qu’il faudrait que je dorme soit à l’hôtel, soit dans un refuge si les hôtels étaient pleins.

- Et c’est là que j’ai décidé de l’aider.

- Oui, c’est là qu’Élisa a eu pitié de moi. Elle était restée avec moi le temps que j’appelle quelqu’un pour venir me chercher. Elle voulait être sûre que je trouve un abri. Je ne savais pas qu’elle était si sympa d’ailleurs.

Tu as retenu un rire et je t’ai regardée sérieusement pour pouvoir continuer l’histoire.

- J’ai appelé mes parents et ils sont venus nous chercher rapidement.

- Oui, et du coup j’ai passé la soirée et la nuit chez elle. Et comme les routes ne sont toujours pas dégagées, je reste chez elle jusqu’à demain.

- La plupart des routes sont enfin dégagées vous savez, les pompiers et les policiers s’y sont mis avec les gens de la ville. C’était un vrai travail d’équipe.

Tes beaux yeux bleus apaisés se sont agités en un clin d’œil. Tu as essayé de cacher ton angoisse, mais tu n’étais pas forte à ce jeu là. Tes yeux t’ont toujours trahie.

Ton ciel bleu s’est fait inonder de vagues noires
Ainsi chavire ce bel arc en ciel d’espoir.
Pleure un peu, laisse ces nuages gris régner
Après chaque pluie, le beau temps vient s’imprégner

C’était le même regard que tu avais quand ma mère t’avait donné le téléphone de la maison et que tu savais que c’était ta mère qui voulait te parler.

- Comment tu sais ça, Anne ?

- Mon père est pompier, tu ne te rappelles pas ? ça va ?

- Oui ça va. Ah oui, c’est vrai, et ton petit frère est sapeur-pompier aussi.

J’ai vu que tu essayais de te rappeler de la famille d’Anne histoire de dissimuler tes craintes le temps de reprendre tes émotions. C’était aussi ta façon de rendre l’atmosphère plus ouverte à tes mensonges. Anne était toujours aussi curieuse.

- Alors, comment s’est passée votre journée ?

Tu as poursuivis le récit d’un passé imaginaire que nous étions censées avoir vécu et dont je devrais me rappeler si quelqu’un d’autres me posait des questions.

- Nous avons passé la journée à faire nos devoirs et déblayer la neige de devant chez Élisa. Nous venons d’aller chercher des ingrédients pour un dîner spécial que je veux leur préparer en remerciement de m’avoir hébergée alors qu’ils ne me connaissent même pas.

- Cool, c’est quoi ?

- Un repas irlandais à base de corned-beef, pommes de terre, choux et carottes. D’ailleurs, nous devons y aller, ça met du temps à bouillir tout ça.

- Ça a l’air bon comme plat… bon et toute cette histoire ne me dit pas pourquoi vous vous donnez la main.

Tu es devenue toute pâle et je suis devenue un peu rouge. Puis tu m’as lâché la main et a entouré ton bras autour de mon cou avec une difficulté exagérée et en faisant tomber ton sac de courses. Mes rougissements se sont atténués et tu as repris avec assurance.

- Tout à l’heure j’ai glissé. Je me suis fait un peu mal à la jambe. Du coup je me tiens à Élisa pour ne pas tomber et parce que j’ai beaucoup de mal à avancer, et puis tu vois bien qu’avec mon gros sac de courses, je ne peux pas m’appuyer sur son épaule, je perds l’équilibre.

- Oui, c’est vrai, elle a essayé tout à l’heure et on a failli tomber toutes les deux.

Anne, qui avait l’air de nous croire, essayait d’entamer une nouvelle conversation sans vraiment savoir de quoi parler. De notre côté, nous faisions de notre mieux pour nous en aller poliment sans éveiller de soupçons.

- Ça m’étonne de vous croiser dehors, je ne pensais vraiment pas que je rencontrerais du monde.

- Oui, c’est ce que Lucie et moi nous disions aussi. Par contre, faut vraiment qu’on y aille là. On se voit demain.

- Oui, à demain Anne.

- A demain.

Nous avons repris notre chemin avec soulagement, pensant qu’on avait bien réussi à faire avaler le morceau à Anne, mais celle-ci n’était pas encore résolue à nous voir partir.

- Attendez, il y a un dernier truc que je me demandais.

Tu m’as serrée la main pour me dire de ne pas m’inquiéter et lui a répondu.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Et la défiguration d’Élisa à coup de maquillage par Laure et Clara, c’est arrivé quand alors ? Elles m’ont dit qu’elles t’ont faite tomber dans la pelouse de l’espace vert Des Huttes, ça se trouve complètement à l’opposé de la gare routière et du centre-ville ça.

J’ai commencé à trembler un petit peu, je ne savais pas où situer cette histoire dans la masse de mensonges que nous avions créés.

- Heu… De quoi tu parles ?

- En sortant du lycée, j’ai croisé Laure et Clara qui rigolaient en racontant qu’elles t’avaient donné une leçon de maquillage spéciale pour un rendez-vous galant.

- Heu… je…je ne vois pas ce que tu veux dire…

- Elles disaient que tu allais faire impression pour sûr avec le style qu’elles t’avaient donné.

Je n’ai pas su quoi répondre mais comme d’habitude, tu as su convaincre avec ta confiance et ton air si naturel.

- Encore une de leurs inventions je suppose, quand j’ai vu Élisa à la gare routière, elle n’avait pas de maquillage.

J’ai soufflé un peu et Anne nous a enfin dit au revoir. Nous sommes retournées à la maison en profitant de bonnes bouffées d’air frais que le vent nous offrait. Tu te sentais soulagée de ne plus avoir à faire à Anne.

Pression libérant mon cœur, je respire enfin.
Nous ne sommes plus les esclaves du malin.
Ses fouets et chaines n’ont plus de pouvoir sur nous.
Son feu impur l’a consumé dans son noir trou.
Courrez nous après, gardiens de la bienveillance
Il est bien trop tard pour aider notre ascendance.

En arrivant à la maison, nous avons enlevé nos chaussures pour ne pas salir toute la maison et nous avons rejoint la cuisine en vitesse. Tu as couru tellement vite que tes chaussettes t’ont faite glisser contre le mur. Tu t’es cogné le coude à l’entrée de la cuisine et a relevé ta manche en vitesse pour frotter ta blessure et calmer la douleur. Tu as dévoilé sans le vouloir un de tes bras marqués par les coupures que j’avais vues la veille. Tu as vite rabaissé ta manche en espérant que je n’avais rien vu. Je t’ai regardée avec inquiétude. Tu as essayé de contenir ton embarras et m’as dit que ton chat passait son temps à te griffer pour rien. Je ne t’ai absolument pas cru, ça me faisait d’ailleurs mal au cœur que tu ne me dises pas la vérité. Je te laissais tes mystères et ne te poussais jamais, mais d’habitude j’étais la seule personne à laquelle tu épargnais tes mensonges. Tu as vu la peine dans mon regard, ça t’a émue. Tu t’es approchée de moi pour m’attraper les mains et me rassurer. Tu m’as mentie encore une fois en me disant que je n’avais pas de soucis à me faire. Aucune de tes paroles ne me réconfortaient. Je me suis sentie trahie et blessée à te voir inventer des excuses moins crédibles les unes que les autres. Tu t’es rendue compte que tu n’arrivais pas à m’amadouer. J’allais te confronter quand tu m’as sauté dans les bras en me suppliant de ne pas insister. Tu étais si fragile à cet instant que ça m’a attendrie. Je t’ai laissée tranquille en pensant que j’aurais une autre occasion de te faire parler.

Tu m’as tirée vers la table de la cuisine pour préparer le dîner. Nous avons sorti toutes les choses nécessaires pour ton plat irlandais. Tu as vidé les courses sur la table et as commencé à faire bouillir de l’eau. J’étais chargée de couper et de peler les pommes de terre et les carottes pendant que tu préparais la tarte à la citrouille et que tu faisais dorer le corned-beef. Une fois que tu avais fini de ton côté, tu es vite venue m’aider. J’avais à peine trois pommes de terre de prêtes. Tu as ri en voyant le temps que je mettais à peler les légumes. Je n’étais pas très douée en cuisine, tu le savais. Tu m’as montré une méthode pour aller plus vite mais je me suis coupée le doigt en essayant. Ce n’était pas une blessure très importante, je l’ai passée sous l’eau et je suis vite allée chercher un pansement pour finir de t’aider. Le temps que je revienne, tu avais déjà préparé les carottes et les pommes de terre. Tu m’as souri en me disant que tu ne voulais pas que je me blesse davantage. Tu m’as demandé de m’asseoir. Une fois que la viande était prête, tu as détaché les feuilles de chou et as jeté le tout avec les légumes et les épices dans une cocotte minute. Tu as placé la tarte dans le four quelques minutes après.

- Tu ne m’as jamais dit que tu savais cuisiner ?

- Oui, c’est un de mes talents cachés…

- Tu as appris tout ça où ?

- Oh arrête, ce n’est pas si difficile que ça… et puis, faut bien qu’une femme sache cuisiner pour séduire son futur mari…

Je t’ai regardée avec des gros yeux, tu as repris d’un air moqueur.

- Enfin ça, c’est que ma mère pense. C’est pour ça que depuis que je suis toute petite, elle m’embête avec la cuisine, le ménage etc.

- Niveau ménage, elle n’a pas dû réussir alors, vu l’état de ta chambre la dernière fois que je l’ai vue !

Nous avons toutes les deux ri aux éclats. Puis tu as spécifié :

- Le ménage c’est pour que la maison soit propre : ma chambre est propre. Elle n’est pas organisée, c’est tout, c’est un choix.

Nous avons continué à rire. Nos voix faisaient écho dans la maison vide. Nous avions quelques heures à patienter pour le plat irlandais mais la tarte serait prête en trois quarts d’heure. Nous avons donc décidé de rester dans le salon pour être sûres qu’on entendrait la sonnerie du four. Tu m’as demandé de mettre la partie du film que tu avais loupée en t’endormant. Ça m’a agréablement surprise. Je pensais que tu te fichais totalement de ce film mais ce n’était pas le cas. Tu t’étais endormie devant parce que tu étais malade, pas parce que tu t’en fichais. Je me suis installée sur le canapé, les pieds sur la table. Je t’ai laissée t’allonger et mettre ta tête sur mes genoux. J’ai joué avec tes beaux cheveux roux bouclés, ça t’a détendue. Tu ne t’es pas endormie devant la TV cette fois. Tu étais très attentive d’ailleurs, tes yeux ne lâchaient pas l’écran. Tu m’as même demandé de pauser la cassette quand tu devais aller enlever la tarte du four pour la mettre dans le réfrigérateur. Ça se mangeait mieux frais apparemment. Le téléphone de la maison a sonné plusieurs fois mais tu m’as demandé de ne pas décrocher. Tu ne voulais toujours pas parler à ta mère. Je n’ai pas cherché à te faire changer d’avis, je savais que quand tu avais décidé quelque chose, tu ne revenais que très rarement sur ta décision, et je ne voulais pas gâcher la journée que nous venions de passer. Je me suis dit que s’il y avait une urgence, mes parents m’appelleraient sur mon portable. Vers la fin du film, tu m’as embrassée dans le cou et m’a remerciée de te l’avoir fait découvrir. Tu savais à quel point il était spécial et important pour moi. Tu m’as dit qu’il faudrait absolument le voir en version originale, qu’il serait sûrement encore plus beau avec les vraies voix des acteurs. Je t’ai dit que j’avais cherché le film en DVD pendant des années et que je ne l’avais jamais trouvé. Tu m’as souri et m’as dit que tu le trouverais et qu’on le regarderait en anglais, sous-titré en français pour moi bien sûr. Tu savais que l’anglais n’était pas ma matière forte, je n’avais pas eu la chance comme toi d’être bercée par l’anglais et le français dès ma naissance. J’avais souvent besoin de te le rappeler d’ailleurs, tu avais tendance à oublier que pour pas mal de gens comme moi, l’anglais n’était pas inné.

Forcez le naturel, il se forme un troupeau  
Chassez-le, il vient vous mettre un coup de sabot
Laissez faire, le voilà qui erre sans envie.
Brandissez-le ! Il est fierté, force et survie !
Il est votre armure, épée, casque et bouclier
Pour affronter le futur en preux chevalier.
Dans ce combat mortel contre le faux semblant,
Accroche-toi, l’inné s’en sort toujours gagnant.

Quand mes parents sont rentrés, ça sentait très bon. Ils nous ont demandé ce que c’était. Tu leur as dit que c’était un petit quelque chose pour les remercier de te laisser passer la nuit ici. Ils sont partis se changer et sont revenus en vitesse pour venir manger. Tout était prêt pour passer une excellente soirée : nous avions mis la table et personnalisé chaque place avec un symbole irlandais, tu avais allumé des bougies et les avais mis au milieu de la table, le plat était en bout de table pour que ce soit plus facile à servir, nous avions choisi une musique de fond agréable pour créer l’ambiance, nous avions même fait des petits drapeaux français et irlandais en papier pour décorer la table. Tu leur as parlé de tous les ingrédients et épices que tu avais utilisés comme un vrai chef cuisinier. Tu les as même servis. Mes parents étaient très impressionnés, j’étais très fière d’être ta petite copine. Tes yeux étaient pleins de vie, le bonheur te faisait rayonner. Tu m’as murmuré dans l’oreille que tu m’aimais. J’allais te répondre quand j’ai entendu un bruit. Quelqu’un frappait à la porte avec impatience. Nous n’y avons pas prêté attention jusqu’à ce que le bruit se fasse de plus en plus fort et continu. Ma mère s’est levée pour aller voir qui c’était, nous l’avons attendue pour commencer à manger. Une voix agacée essayant de dissimuler sa colère s’est rapprochée de la cuisine accompagnée de pas lourds et précipités de talons aiguilles. Je t’ai vue devenir toute pâle, encore plus que quand ma mère t’avait donné le téléphone l’après-midi. J’ai entendu ma mère qui essayait de calmer les choses. Je me suis levée de table pour voir ce qui se passait. Tu m’as attrapé le bras en me disant de ne pas intervenir. Tes yeux m’ont regardée en me prévenant d’un danger certain. Je me suis rassise et t’ai pris la main. 

L’ombre menaçante s’est déplacée dans le couloir qui menait à la cuisine. Je voyais bien que tu ne te sentais pas très bien, un mélange de honte et de peur se dessinait dans ton regard. Puis, une femme rousse d’une quarantaine d’années avec un accent épais se trouvait déjà devant nous. L’autoroute principale reliant ma ville à la tienne avait été dégagée dans l’après-midi, comme Anne nous l’avait signalé. Ta mère avait dû se précipiter après ses heures de bureau pour venir te chercher. C’était sûrement pour ça que le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Je voyais déjà dans l’attitude de ma mère qu’elle était irritée par la situation. Le comportement de ta mère n’était pas très agréable. Elle paraissait très sévère et essayait de cacher son impatience par un sourire glacial qui ne convainquait personne. 

- Lucie, il est l’heure de rentrer à la maison maintenant.

Mon père a essayé de calmer l’atmosphère.

- Voulez-vous vous joindre à nous ? Lucie a fait à manger pour un régiment.

- Non merci, nous avons un dîner qui nous attend à la maison. Lucie, regroupe tes affaires et on y va.

Ma mère s’est alliée à mon père pour adoucir l’ambiance.

- Vous êtes sûre que vous ne voulez pas rester un petit peu ? Lucie a fait une tarte à la citrouille...

- Non merci, nous sommes attendues. Lucie aurait dû vous dire qu’elle ne pouvait pas rester avec vous ce soir. C’est très malpoli de sa part.

Mon père a tenté une autre approche pour humaniser ta mère.

- Comment sont les routes aujourd’hui ? Nous sommes surpris de vous voir, ils ont dit aux informations qu’il faudrait au moins deux trois jours pour déblayer les grands axes…

- Ça glisse encore un petit peu mais avec des pneus neige on peut rouler sans problème, sinon je ne serais pas là. Come on Lucie, hurry up diabhalín  !

Tu es sortie de table pour aller chercher tes affaires qui étaient restées dans ma chambre. Je t’ai suivie. Tu as attrapé ton sac d’école en silence. Je t’ai demandé pourquoi ta mère était en colère, tu m’as dit qu’elle ne l’était pas, que c’était sa voix grave et son accent épais qui la faisaient parfois passer pour quelqu’un de sévère. J’ai fait semblant de te croire pour ne pas t’embarrasser. Le fait que tu aies raccroché au nez de ta mère et ignoré ses appels n’avait sûrement pas joué en ta faveur. Je ne savais pas pourquoi votre relation était si étrange, tu n’étais pas le genre de fille à causer des problèmes. Tu as toujours été calme, gentille et simple ; si ta mère n’avait pas eu de cheveux roux et les yeux bleus, il aurait été impossible de voir que vous veniez de la même famille, niveau caractère tu semblais à des années lumières d’elle. Nous sommes descendues pour rejoindre le couloir en nous tenant la main. Tu me l’as lâchée en voyant arriver ta mère. Je t’ai serrée dans mes bras et t’ai caressé les cheveux doucement pour te dire au revoir. L’étreinte a été brève et froide, j’ai senti ton cœur battre de peur sous ton pull. Ta mère t’a attrapé le bras pour te tirer dehors alors que tu n’avais même pas encore fermé ton manteau et mis ton bonnet. Tu avais l’air si fragile et triste. Une idée m’a traversé l’esprit. Je vous ai demandé d’attendre une minute et j’ai couru le plus vite possible dans les escaliers pour aller chercher le livre de L.Naëj. J’y ai glissé un mot là où notre lecture s’était interrompue : « Quand ça ne va pas, lis ces poèmes en imaginant que c’est moi qui te les lis. Je t’aime. E. »

A la lueur d’une chandelle, je t’écris :
Ils ne nous font pas peur ces méchants ennemis,
Marche sur la voie indomptée des sentiments
Et ne crains pas les morsures des chiens errants !
Rejoins-moi, je t’attends dans notre abri aimant.

Je suis redescendue en vitesse et t’ai donné le livre en te disant de continuer à lire sans moi. Nous nous sommes souries. Tu as dit merci à mes parents de t’avoir accueillie et tu m’as fait un câlin en me baisant le cou avant que nous soyons séparées une seconde fois par ta mère. Je pense que mes parents sont restés calmes par respect pour toi et aussi pour ne pas aggraver les choses avec ta mère. Je les ai vus bouillir intérieurement en voyant ta mère t’attraper par le bras et te pousser agressivement en direction de sa voiture. Elle était garée devant l’allée du garage que nous avions dégagée la veille. En un instant, l’allée, qui un jour avait fait place à ce joli souvenir de bataille de neige entre mes parents et nous, était aussi devenue le centre d’un souvenir plus sombre, mais que je n’oublierai jamais : c’était celui de ta mère te donnant une gifle dans la voiture en croyant que mes parents et moi ne regardions plus. Ça m’a tellement mise hors de moi que je suis sortie en chaussons dans le froid sans manteau pour aller te défendre. J’ai été retenue dans les marches de la porte d’entrée par mes parents juste assez longtemps pour que ta mère démarre la voiture en furie et disparaisse de notre allée.

Je t’ai envoyé plusieurs SMS cette nuit-là, tu ne m’as jamais répondu. Le dîner avait refroidi, tout comme l’atmosphère après l’intervention de ta mère. Nous avons réchauffé le tout et essayé de ne pas trop parler de ce qui venait de se passer. Il est vrai que ce n’était pas nos affaires. Ton plat était excellent. J’aurais tellement aimé que tu le dégustes avec nous. Mes parents m’ont embrassée et nous nous sommes couchés tôt ce soir-là. Je crois qu’au fond, l’agressivité et l’attitude étrange de ta mère nous avaient exténués. Nous avons même oublié la tarte à la citrouille. Je l’ai retrouvée le lendemain matin dans le réfrigérateur alors que je préparais mon petit déjeuner. Elle était un des derniers souvenirs heureux de ton passage à la maison. Et tu avais raison en m’assurant que je l’adorerais, ta tarte à la citrouille est restée mon dessert préféré depuis ce jour.

Tous ces souvenirs avec toi, les bons comme les mauvais, ont été chéris et sont encrés dans ma mémoire à tout jamais. Peut-être qu’un jour tu te lèveras de ton lit d’hôpital pour en créer d’autres avec moi. En attendant, j’espère que ces fleurs de lavande te rappelleront le parfum de l’amour et de la protection et qu’elles te guideront vers la vie que tu as laissée derrière toi.

Les Blessures SpirituellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant