Tête baissée pour contrer la pluie qui tombait à verse depuis plusieurs heures, j'étais seule dans les rues de la Cité Flottante Européenne. Personne n'était assez stupide pour mettre le pied à l'extérieur par un temps si mauvais. L'océan était si agité sous les fondations de la ville que celle-ci tanguait comme un bateau sur le point de chavirer.
Mais la Cité ne coulait jamais. L'eau salée pouvait s'infiltrer dans ses extrémités et menacer les quartiers pauvres, nous étions des Privilégiés. Jamais nous ne serons submergés. Nous ne fuyons plus l'océan depuis des dizaines d'années. Nous vivons dessus et notre seul objectif était de ne pas nous faire bannir. Car il ne nous resterait plus que deux solutions : être jeté dans la mer sans espoir de survie, ou se faire exiler sur le peu de continent qui n'a pas été englouti par la montée des eaux.
C'était d'ailleurs à l'extrémité de la métropole que je me dirigeais. Vers le Pont des dernières âmes. Le dernier lieu que les bannis voyaient avant d'être poussé dans l'océan, à la merci des créatures marines de plus en plus nombreuses. La dernière occasion qu'il me restait de voir mes parents, si j'arrivais avant le grand plongeon.
Je hâtai le pas. Le bannissement de mes ascendants était prévu pour une heure bien précise, et je n'avais plus que deux minutes pour avoir l'occasion de leur parler une dernière fois. Pourtant, il m'en faudrait au moins cinq pour parvenir au Pont. Je n'allais sûrement pas arriver à temps. Ce ne serait sans doute pas si grave. Mes parents étaient des traîtres. Ils avaient déshonoré notre nom. Je n'avais peut-être qu'une dizaine d'années, mais je savais ce que cela signifiait. Ma famille était désormais synonyme de honte. J'avais déjà de la chance de ne pas être envoyée à l'eau avec mes géniteurs. Mon jeune âge et le manque de natalité sur l'île m'avaient sûrement sauvé la vie.
Une nouvelle vague s'abattit contre le mur d'enceinte qui nous protégeait de l'eau, faisant trembler le trottoir sur lequel je me trouvais. Plus je m'approchais, plus je sentais les secousses se faire nombreuses et violentes. Comment faisaient les gens qui vivaient dans ce quartier ? Je serais devenue folle depuis longtemps si je devais sentir ses secousses à longueur de journée.
Quelques mètres plus loin, je tombai face aux escaliers qui menaient au Pont. Des agents de sécurité se tenaient devant, empêchant les curieux et les indésirables d'assister à la mise à l'eau. Lorsqu'ils me virent arriver, ils placèrent leurs lances en croix, en plein milieu du chemin.
— Va voir ailleurs, gamine. Ce n'est pas un endroit pour les enfants, encore moins aujourd'hui.
Je les toisai sans défaillir malgré les quatre-vingt centimètres qu'ils mesuraient de plus que moi. Je savais très bien que les lieux étaient interdits au public pour le moment. Le gouvernement avait fait une annonce audio dans toute la Cité ce matin pour le rappeler.
— Je suis la fille des condamnés.
Ils gardèrent le silence durant de très longues secondes, me dévisageant, essayant de trouver la moindre ressemblance entre les Privilégiés rachitiques qui se trouvaient à l'extrémité du pont et la jeune fille qui se tenait devant eux. Je ne bronchai pas quand l'un d'eux se pencha vers moi et que son visage se retrouva à quelques centimètres du mien.
Il y avait longtemps que j'avais arrêté d'avoir peur des hommes.
Et des gardes.
— Tu viens dire au revoir à tes traîtres de parents ? me railla-t-il. Gentille fille.
— Non.
Ma voix paraissait bien trop forte pour l'enfant de dix ans que j'étais.
— Je suis venue les regarder plonger.
Tous deux se regardèrent, sourcils froncés. Ce n'était pas tous les jours qu'une enfant allait, de son propre chef, regarder ses parents se noyer. Dans cette mer agitée, ils se retrouveraient sous les vagues en une seconde à peine. Si je ne montais pas tout de suite, je ne pourrais jamais plus les revoir. Cependant, les gardes ne me donnaient toujours pas l'impression de vouloir me laisser passer.
— Et pourquoi tu ferais ça ? s'enquit l'un des hommes.
C'était le plus âgé des deux. Le plus sceptique, visiblement, à l'idée que je veuille voir mes parents mourir.
— Je vais devoir racheter l'honneur de ma famille à cause d'eux. Ils méritent ce qui leur arrive.
C'était un discours et une attitude que j'avais parfaitement étudiés. Plus je paraîtrais sûre de moi, plus j'aurais de chances de pouvoir gravir les escaliers sans devoir me faufiler entre les gardes. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine si fort que je priais pour que personne d'autre ne puisse l'entendre.
Le silence qui s'ensuivit fut long et interrompu uniquement par les hauts-parleurs venant du haut de l'enceinte. Ils annonçaient la mise à mort imminente. Les écrans de propagande disséminés à travers toute la ville s'allumèrent. Dans mon dos, je savais que l'un d'eux venait de se mettre en route et que si je me retournais, j'allais pouvoir assister à l'intégralité de la séquence sans monter les marches.
Devant moi, un rictus barra les lèvres des gardes.
— Dans ton dos, gamine. Tu ne monteras pas. Après ce que tes parents ont fait, c'est mieux pour tout le monde.
— De toute façon, c'est trop tard, renchérit l'autre homme. Tu n'y arriveras plus à temps.
Bouche serrée, je fis un demi-tour sur moi-même et levai la tête vers l'écran qui faisait trois fois ma taille. Mes parents m'apparurent et je fis un pas en arrière, déconcertée par l'état dans lequel ils se trouvaient. Ils étaient sales, amaigris et couverts de bleus et coupures en tout genre. La détention n'avait pas été une partie de plaisir pour eux. Des larmes naquirent dans le coin de mes prunelles et je m'empressai de les essuyer pour que personne ne s'en rende compte.
Mes géniteurs se trouvaient sur le Pont des dernières âmes, une plateforme mouvante qui pouvait aller jusqu'à un kilomètre au-delà de la Cité afin de s'assurer que les condamnés ne tenteraient pas de revenir à la nage. Pour le moment, l'appareil se trouvait toujours sur le mur d'enceinte. Un homme en uniforme militaire s'approcha d'eux, suivi par deux employés. Rapidement, ils s'activèrent pour déshabiller complètement mes parents. Il ne leur resta bientôt plus que leurs sous-vêtements. Tremblants de froid, ils se prirent dans les bras l'un de l'autre. Lentement, la plateforme s'ébranla et s'avança dans le vide.
Des hommes armés se placèrent au bord du mur d'enceinte et braquèrent leurs pistolets sur ma famille.
Ils ne leur restaient plus que deux options.
Sauter.
Ou se faire tirer dessus.
— Une dernière parole pour votre fille ?
Sans prononcer un mot, ils sautèrent dans l'océan déchaîné et disparurent à tout jamais.
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Deadly Game
Science FictionLa montée des eaux a englouti quatre-vingt-dix-neuf pour cent des continents, détruisant tout sur son passage. L'humanité n'y a pas échappé. Contraints de reculer au centre des terres pour survivre, les scientifiques ont créé des villes flottantes a...