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« Tout ce que je vous dis, mon père, ne dois vous mener qu'à une seule conviction ; celle que j'étais décidé à partir. Malgré mes doutes, et malgré de ce que le travail m'éreintait, malgré la lassitude que nous faisait éprouver l'envergure de notre tâche vers l'ouverture de cette vie qui était maintenant la notre, je le désirais ardemment, nous le désirions avec la même vivacité. Car autant que l'Espagne nous étonnait et nous interrogeait, elle nous faisait regretter notre premier foyer, notre village, duquel nous connaissions tout, et qui n'avait plus aucun mystère, si ce n'est la détermination qu'insuffle le souvenir heureux et lointain. Oui, nous voulions à tout prix partir. Et puis... »

Léon poussa un soupir. Il leva le menton vers le ciel. Son profil se découpait, pâle, dans la pénombre vacillante. Une moustache rude et petite surmontait sa lèvre. Ses joues apparaissaient piquantes et rêches. Il avait sur le front des boucles de cheveux qui retombaient sur ses sourcils,d'une clarté blanchâtre. Il secoua légèrement la tête alors que son regard retomba sur la flamme.

« Et puis je cessai d'être maître de moi-même. Oui, c'est cela qui se passa.

- Comment ? Vous êtes-vous laissé aller à la paresse ?

- Non, non pas, je vous l'assure. Seulement, il est arrivé une chose que je n'avais point attendue. C'était quand les grandes chaleurs étaient arrivées, vers juillet. En ce temps-là, l'auberge redoublait de dissipations et de plaisirs pour les clients, qui se faisaient plus nombreux, car il faisait si chaud qu'on ne pouvait point dormir. Le jour lui-même semblait retarder la nuit malgré l'heure. On nous avait expliqué qu'une multitude de troupes de comédiens était arrivée à Madrid, et que ces gens représentaient dans les lieux comme le notre. Jacques et moi ne connaissions pas le théâtre, aussi il nous était difficile de ne point prêter attention à ce qui se déroulait au cœur de la corral quand nous passions dehors, ou dans les balcons, là où les spectateurs se ruaient et se penchaient dangereusement pour ne rien rater du spectacle. Et tout cela prenait place sur un estrade et qu'entouraient des instruments de musique très prisés par les espagnols. Nous en étions nous-même dissipés au point de surprendre parfois nos pieds taper durant les services. La musique était un enchantement, et parmi la foule de spectateurs, il m'arriva de jeter des regards à la scène pour y voir une femme portant mille dentelles et un châle plus rouge qu'une rose, un homme en apparat digne d'une cour royale, avec un chapeau, une cape, une épée et gesticulant avec tant d'effets qu'il attirait presque le rire. Je servais pintes et assiettes de viande le plus adroitement que je pus dans la foule hilare qui se mouvait et dansait, se prenait aux bras et négligeait mon passage. Dans ce tapage, je vis alors une main se lever en deçà des visages rivés vers la scène, et j'y vis un appel qui m'étais destiné. J'allais alors vers l'homme qui m'avait appelé et il s'empara d'une pinte que je portais, déposant à sa place quelques pièces. J'allais le remercier quand mon regard tomba sur son visage, où ses yeux me fixaient avec une grande intensité. Je n'osai alors bouger devant un tel personnage. Sa peau était brune et bouillonnante, sa tête était nue, ses yeux étaient boisés et rougeoyants. Il avait une moustache épaisse et sombre, et portait les marques d'un âge avancé. Son allure était celle d'un homme qui est sur le point de vous colleter, vous bousculer et violenter pour le seul crime d'être sur son chemin. Attrapé, craintif, moi paysan au regard vert, je ne su que murmurer « Disculpe ». Un des premiers mots qu'il me fallut retenir de ce langage. Je m'éloignai alors à la hâte de cet individu et retournait à l'intérieur. La salle était laissée à une clientèle plus calme que celle de dehors, et il n'y avait pas de musiciens. Le calme me soulagea quelques peu alors que je déposais mon plateau dans la cuisine. La chaleur était alors insoutenable. Ma chemise me collait à la peau. Mes cheveux étaient humides. On m'avait montré un endroit de la cuisine qui plongeait dans la terre comme un puits où l'on pouvait en sortir de la neige d'hiver. Je m'apprêtais, après avoir vérifié que personne ne venait, à tirer sur la corde pour faire remonter les caissons froids pour en mettre sur mon visage quand soudain, je sursautai à un cri qui venait d'éclater dehors. La frayeur me fit lâcher la corde et me ruer vers la sortie de la cuisine vers la corral, où mon regard fut immédiatement attiré vers la scène. C'était d'où provenait ces cris, qui étaient, je le voyais à présent, des plaintes endolories mêlées à des claquements. Là-bas, le comédien s'appliquait à battre sa compagne, dont la prestation semblait si réaliste que je restai un moment à les observer, les yeux grands ouverts et le cœur battant. Ses supplications et ses plaintes m'emmenèrent au plus profonds de mes songes, là où j'avais laissé l'horrible scène de mon châtiment, il y a quelques années de cela. Et je me voyais là, au regard d'une multitude de personnes, attaché au poteau et le dos découvert, assailli de coups... Je ne sentais plus mes mains. Elles étaient devenues terriblement froides. La malheureuse descendit de scène sans avoir le moindre mal, laissant son compagnon à une tirade dont je n'entendis rien. Je soupirai. Une clochette tinta, élevant des applaudissements dans toute la cour. Je me sentais comme au milieu d'une plaine vide et uniforme, sans aucune pousse ni aucun arbre pour s'y repérer. J'avais oublié un instant mon travail, mais il me revint à l'esprit aussitôt ; je devais y retourner. J'essuyais mes mains sur mon pantalon et chargeait à nouveau un plateau de verres d'eau et de bière puis je sortis. Le cœur de la cour intérieur était un parterre de spectateurs plutôt modestes, mais il y avait sur les cotés le passage de ceux qui étaient aux balcons, qui étaient pour la plupart des gentilshommes ou des marchants. Comme on peut se le figurer, ces messieurs s'imposaient brutalement aux mendiants et aux mercantis. J'étais toujours craintif et ébranlé, mais mon effroi ne devant en rien perturber mon travail, sans quoi je n'aurai pécule, je me massai à nouveau, me faisant force pour reprendre mes esprits. Je heurtai dans mon entrain un espagnol auprès duquel je m'excusai tout de suite, avant de m'apercevoir que c'était cette fois un jeune homme, dont le regard pas moins puissant que le premier me brûla alors. J'étais par quelques maladresses et mystérieuses manigances du Ciel devant un être d'une prestance si enflammée, à l'allure si remarquable et au visage si beau et si achevé que j'en baissais alors honteusement la tête sans le comprendre. Je me souviens, c'était étrange parce qu'il me regardais aussi, et nous étions tout deux à nous scruter ainsi. Ce n'était pas que son regard me chassait de sa route, ni que son rang le faisait me mépriser, mais il avait je pense la même curiosité secrète envers moi que j'avais envers lui. Un homme arriva derrière lui, la tête nue et la forte moustache, et s'éleva alors ; «  Don Calabazas ! », comme on appelle un chien. Le jeune homme se détourna alors de moi et je le regardais alors s'éloigner, de longs cheveux noirs coulant dans son dos. La nuit suivante, je rêvai de lui. Et je me demandais pourquoi... Je m'étais pris de compassion pour cet inconnu, qui somme toute était bien banal dans le commun de ces gens espagnols, lorsqu'on le regardait sans trop d'attention. Mais je trouvais sa vue fort agréable et à la vérité je souhaitais le revoir, mais sans qu'il ne me voit. Je voulais le savoir ici, et me cacher quelque part pour le regarder. Il me semblais percevoir en lui quelque chose de différent de tout, et de profondément inhabituel dans l'étrangeté de Madrid. Je questionnai Jacques, et les autres employés au sujet de cet homme, mais personne ne l'avait vu, ou plutôt personne ne l'avait remarqué, si bien qu'il devint vite une idée qui me fut personnelle, la conviction seule de savoir qu'il y a, parmi toute cette populace, un visage presque familier du fait de son incapacité étrange à s'y fondre. Il était, de cette façon, comme moi dans cette ville, entre ces murs rouges et des entrelacs de lierre et de fleurs. Je guettais souvent sa venue, sans que jamais il ne se montre. Je soupçonnais l'intendant bourru et mauvais d'être récalcitrant à lui laisser le loisir de s'aller divertir dans notre établissement. J'inventais pour lui une vie entièrement tracée et le voyait bourgeois proche de la terre et de ses gens, mais de nature si bonne qu'il n'était pas à la hauteur de la cruauté espagnole, ce qui irritait ce méchant homme, certainement second jaloux et violent. Et lui, je le voyait haïr sa cruauté et choisir la charité et la bonté au gain et à l'égoïsme. Il me plaisait de penser un espagnol bon, quand tous ceux que j'avais rencontrés étaient brutaux et m'avaient meurtri. Et peut-être qu'aussi, cet estimable être était promis à une dame madrilène voisine, pour laquelle il n'aurait d'yeux, et au sujet de laquelle son cœur s'emballait et son corps s'échauffait par delà les impressionnantes températures d'ici... Comme je vous le disais, son absence semblait accroître la langueur des journées. Et il fut même un moment où je songeai à l'oublier, mais il était bien trop plaisant de se passionner de quelque chose lorsque tout vous semble aller au plus mal, et que votre but s'éloigne toujours plus de vous, vous délaissant à un sort que vous n'auriez jamais choisi. »

«  Un jour, nous fumes surpris, Jacques et moi, par une singulière représentation dans les rues de la ville. Ils appelaient cela El Sotillo, c'est à dire une occasion chrétienne qui nous octroyait un temps de pause dans notre travail, mais nous promettait également beaucoup d'ouvrage pour le soir, car disait-on, les clients venaient nombreux en cette soirée. Nous descendîmes tous deux la rue avec curiosité et intérêt, au vue de la procession qui s'opérait dans la prolongation des avenues. On aurait dit que la ville entière était dehors et que toutes les habitations avaient été désertées. C'était ensemble qu'ils s'étaient tous réunis, petites gens avec bourgeois, miséreux avec noblesse, tout cela confondu dans un commun de charrettes, carrosses et promeneurs. Nous peignions à passer parmi cette foule qui nous aspirait en dedans ou nous jetait en dehors, tant que j'éprouvais parfois la crainte de perdre Jacques de vue comme cela nous était arrivé sur le champs de bataille. Cependant l'air y était si agréable et si enjoué que j'en oubliais tout de suite mes sombres souvenirs. Jacques était avide de la vue de ces gens, et surtout des femmes, toutes confondues, qui lui faisaient immanquablement grand effet. Et il y en avait une belle troupe ; de vieilles mendiantes qui s'immiscent entre les passants, des ingénues qui se dérobaient, des prostituées habillées en dames, tout cela le faisait passer de part et d'autre et élargissait un sourire que je croyais ne plus jamais revoir sur son visage ; celui qu'il avait quand nous étions encore des adolescents. Moi, je regardais les impressionnants carrosses qui fendaient la foule. Il y en avait de toutes les sortes, avec toute sorte de chevaux pour les tirer, toute sorte de postillons, et autres guirlandes accrochées, brisées, trainant en bas de ces voitures. Il y avait aussi un magnifique char religieux qui présentait une majestueuse statue de Saint Jacques le Mineur parmi une troupe d'enfants en robes blanches, tous colletés de la croix et tenant chacun une belle bible de peau dorée. J'épaulai Jacques, ému par cette saine vision. 

- Ne penses-tu pas qu'il nous faudrait prier pour nos parents et pour notre réussite ? L'occasion de cette journée saura porter nos prière jusqu'à Lui. 

Et, au passage du bien beau char, comme quelques miséreux allaient s'accroupir devant lui, nous fîmes de même et nous nous jetâmes sur les pavés de la grand-rue. Entre les pierres noirâtres s'étaient logés des brins de paille et de la terre. Je détaillais toutes ces choses et cela m'empêchais de prier, j'étais si honteux. Je sentais une mauvaise émotion me traverser, une certaine frustration, la colère d'avoir souffert et d'être encore ici, aux Espagnes, alors que ce n'était pas chez moi et que ça ne le serait jamais. Je me devais prosterner sur le sol madrilène pour espérer le quitter et cela me courrouçait, tant que je me sentais le plus grand des pécheurs. Je relevais un peu le dos. Le char était déjà passé, comme si le marbre à son sommet n'avait point daigné écouter les doléances de ces quelques pauvres gens, dont nous étions. Passé cette colère sinueuse et incommodante, j'étais à présent amer. Quelques bourgeois suivaient le cortège religieux à pieds ou à chaise à porteurs et passaient maintenant devant nous. Nos mains étaient caressées par le bout des toilettes, ou bien évitées de justesse par des chaussures. Une paire de chaussures richement ouvragées passa devant moi. Un noeu de tissu vert y était accroché par le moyen d'une boucle en or. Je levai le regard vers le ciel et m'aperçus avec toute la surprise du monde qu'il s'agissait de nul autre que mon riche inconnu que je n'avais point vu depuis des semaines. Il passa si rapidement que je me redressai tout à fait pour l'observer du mieux que je pu. Il avait cette même cape à l'espagnol, et un chapeau à plumes qui lui donnait la physionomie d'un original. Le soleil donnait à ses cheveux, que je me figurais très noirs, un éclat brun. Peut-être qu'il senti qu'on l'épiait, comme c'est souvent le cas lorsque vous mirez quelqu'un trop longtemps, car il jeta un regard par dessus son épaule. Ce regard rencontra alors le mien, et il se passa la même étrangeté que la dernière fois. Cependant, j'avais un peu envisagé sa face selon ma pensée, car je l'avais un peu oubliée. Aussi, ma surprise fut grande que de la trouver dans sa réalité d'une jeunesse presque adolescente, malgré cette moustache dont je me souvenais. Il faisait à peine homme. J'ignore s'il me reconnut ici, voyez-vous, il y avait tant de monde que l'on se trouvait aisément distrait... Mais d'une sorte tout à fait secrète et intime, j'étais heureux de le revoir, et de cette rencontre il parvint à emplir tout mon esprit de nouveau. J'en oubliai ma prière.

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