Mardi 6 février 2057

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La pluie ruisselait le long de la lucarne et le vent sifflait. Je me sentais enfermée, cloitrée, ce qui, d'une manière plutôt sombre, était le cas. En cette année 2057, la 3e guerre mondiale frappait de tous côtés. Mon père, mon oncle, mes cousins, ils étaient tous partis au front dès l'annonce de la nouvelle guerre. Ce jour fatidique avait eu lieu le 14 août 2055 et restera, à jamais, gravé dans ma mémoire.

Quant à moi, ma mère et ma sœur, on nous avait enfermées et transformées en femmes de ménage, infirmières ou encore cuisinières. On devait sûrement se dire que c'était mieux ainsi, que nous ne risquions pas notre vie tous les jours, à chaque minute, chaque seconde. De mon point de vue, il n'y avait pas de "pire" entre rester enfermée en travaillant sur des choses inutiles et être dehors en sachant ce qu'il se passe au delà de ces murs moisis.

Un an après le début de la guerre, ma sœur fut portée disparue et ma mère sombra dans la folie peu de temps plus tard. Chaque nuit, je rêvais de pouvoir retourner à l'extérieur. Quand j'exposais mes idéaux à voix haute, les filles de mon âge me toisaient d'un regard dégouté et tous le monde se mettait en tête que j'étais sûrement, si ce n'est plus, aussi folle que ma mère.

Au plus profond de moi, je savais qu'on nous mentait, qu'on nous cachait des choses sur le monde extérieur. Mais je n'osais plus en parler après avoir entendu les adultes qui parlaient de m'enfermer pour que je ne puisse pas mettre ma vie, ni la leur, en danger.

Je passais donc mes journées à travailler, mes nuits à rêver d'évasion, à imaginer un monde où la guerre n'existait pas, où les hommes et les femmes pouvaient vivre en paix. Mais plus le temps passait, plus ces rêves semblaient s'éloigner, remplacés par une réalité cruelle et implacable.

La monotonie de nos tâches quotidiennes était étouffante. Chaque matin, nous nous levions à l'aube, les paupières lourdes de fatigue. Le réfectoire résonnait des murmures des femmes, leurs voix basses, leur tristesse face à la perte d'un  proche. Nous étions constamment sous surveillance, les regards perçants des gardiens nous suivant partout, comme pour s'assurer que nous restions dociles.

Les corvées étaient nombreuses et variées, mais jamais gratifiantes. Le nettoyage des interminables couloirs gris, le récurage des cuisines où l'odeur des repas fades me donnait la nausée, la lessive des uniformes tâchés de sang... Chacune de ces tâches semblait dénuée de sens, une façon de nous occuper l'esprit pour éviter que nous ne pensions trop à notre situation désespérée.

Les rares moments de repos étaient passés dans un dortoir austère, les lits alignés comme des rangées de tombes, sans aucun espace pour la vie privée. La nuit, le silence était souvent interrompu par les sanglots étouffés de certaines, les cauchemars des autres. Moi, je restais éveillée, les yeux fixés sur le plafond, laissant mes pensées vagabonder vers une liberté insensée.

Parfois, je me surprenais à dessiner mentalement des paysages que je n'avais jamais vus, des champs fleuris, des forêts verdoyantes, des villes où régnaient l'harmonie et la sérénité. Ces visions étaient mon seul réconfort, une évasion temporaire de mon quotidien oppressant. Mais je savais pertinemment que ces paysages n'étaient plus.

Cependant, la réalité venait toujours me rappeler à l'ordre. Les murs de notre prison étaient couverts de moisissures, symboles de notre propre décomposition mentale. Les fenêtres, bien que rares et toujours grillagées, laissaient entrer un faible rayon de lumière, insuffisant pour éclairer nos visages pâles et nos esprits assombris.

Chaque jour, je me demandais combien de temps encore je pourrais supporter cette existence, cette absence de liberté et de dignité. Les visages des femmes autour de moi reflétaient la même lassitude, le même désespoir, mais aucune ne songeait à s'enfuir. Nous étions des ombres errantes, des fantômes piégés dans un monde sans avenir.

Et pourtant, malgré tout cela, une petite flamme d'espoir brûlait encore et toujours en moi. Un espoir fragile, mais tenace, qui me poussait à croire qu'un jour, les choses pourraient changer. Qu'un jour, nous pourrions toutes briser nos chaînes et découvrir ce qui se cachait au-delà de ces murs impitoyables. Une guerre sanglante ? Des rebelles tenaces ? Rien ? J'étais (nous l'étions toutes) incapable de répondre à ces questions insensées.

Journal d'une survivanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant