Été 2019
Cachée dans un recoin de la cuisine, j'examine avec attention les alentours. Mise à part plusieurs dizaines d'étudiants – dont la plupart sont éméchés – et des sachets de chips à moitié éventrés sur le plan de travail, il n'y a rien à déclarer.
— Détends-toi, Prily, me somme Harper d'une voix beaucoup trop douce.
La tequila Sunrise qu'elle vient de s'envoyer commence déjà à faire son effet, si j'en crois la dilatation de ses pupilles noires. Et puis, dans le cas où elle serait aussi sobre que moi, elle saurait que je dois rester sur mes gardes et éviter à tout prix mon crétin de frère.
— Il a accepté que tu viennes, surenchérit-elle en plissant ses yeux en amande. Alors, tu n'enfreins aucune règle.
Ses longs cheveux sombres suivent le mouvement de son crâne, ainsi que les deux anneaux en or suspendus à ses oreilles.
— Si nos parents ne l'avaient pas obligés, il ne m'aurait jamais laissé passer le seuil de cette baraque, grogné-je entre mes dents.
Bien que j'aie eu dix-huit ans le mois dernier, Emmett me voit toujours comme une petite fille fragile. Et le fait que j'intègre son campus à la rentrée n'y change rien. Je ne sais pas par quel miracle, notre père l'a convaincu que ce serait une bonne chose de me familiariser avec les environs avant la semaine prochaine. Je crois qu'ils ont peur que je me perde ou une connerie dans le genre dès mon premier jour. Cette bourde me ressemblerait, il n'empêche que je refuse de suivre mon grand-frère dans une visite guidée de la fac. Ce serait trop la honte.
— La fraternité des Lupus Magna, siffle d'admiration ma meilleure amie en observant avec attention la pièce qui nous entoure. On y est enfin, tu y crois ?
Force, puissance, fierté. Trois adjectifs qui définissent la fraternité la plus populaire de Berkeley. Située à moins de cinquante kilomètres du quartier dans lequel nous avons grandi, cette université a autant été une évidence pour moi que pour Harper; même si cela revient à dire que je vais devoir me coltiner Emmett au quotidien. J'adore mon frère, seulement son côté surprotecteur a tendance à me taper sur le système. Au lycée – et ce même après son départ – personne n'osait m'emmerder, sachant pertinemment qu'il n'hésiterait pas à se ruer dans sa voiture pour venir me protéger.
Durant toute mon enfance, il a été mon meilleur ami, ainsi que mon pire ennemi. Parfois, soudés contre la Terre entière et de temps en temps, mon punching-ball favori. Il n'empêche qu'il a toujours mis un point d'honneur à veiller sur moi, même lorsque ce n'était pas nécessaire.
— Ouais, marmonné-je en la scrutant avec attention.
Elle glisse une paille entre ses lèvres rosées, révélant plus que jamais la pureté de ses origines asiatiques.
— Tu crois qu'ils accepteraient que j'emménage ici si je leur promets d'y amener mes conquêtes ? me questionne-t-elle avec sérieux.
Plus pompette que je ne le croyais, elle plaque une main sur sa bouche pour contenir son ricanement presque animal.
Harper a toujours aimé les filles, ça n'a jamais été un secret pour personne. Elle me l'a avoué le jour même de notre rencontre, quand elle m'a soufflé, l'index pointé vers notre professeure de théâtre : je viens de tomber amoureuse. À cette époque, nous n'avions que six ans, mais je me souviens m'être dit que j'aimerais être aussi audacieuse qu'elle. Et le temps n'a fait que me le confirmer.
— Je ne pense pas que ce soit suffisant, confessé-je.
Visiblement déçue, elle lâche une plainte profonde qui s'éclipse à l'instant où Emmett fait irruption dans la pièce. Son regard bleuté, similaire au mien, sonde l'espace jusqu'à ce qu'il tombe sur moi. D'un pas décidé, il me rejoint, tout en saluant sur son passage quelques types.
— Je te cherchais, Hedwige, m'apprend-il en passant son bras autour de mes épaules.
Je serre les mâchoires en l'entendant utiliser mon ridicule surnom en public.
— Tu avais promis de ne plus m'appeler comme ça devant les autres !
Son rire familier m'enveloppe tandis que je tente de récupérer ma liberté. Seulement, ce nigaud ne semble pas être de mon avis et afin de me le démontrer, il resserre sa prise.
— Je n'ai jamais fait une telle promesse ! prétend-il en ricanant toujours.
Je le fusille du regard tandis qu'il me force à me pencher vers l'avant pour attraper un gobelet rouge qu'il porte à ses lèvres.
Il m'a gratifié de ce sobriquet ridicule il y a environ sept ans. Désirant par-dessus tout intégrer la troupe de théâtre, j'avais passé l'été à répéter mon rôle en obligeant Emmett à me donner la réplique. Avec un courage à toute épreuve, j'ai été la première à me présenter sur scène afin d'obtenir la place tant espérée : celle du méchant sorcier. Encore aujourd'hui, je pourrais réciter ses tirades, bien que je n'aie jamais enfilé son costume.
Le prof de théâtre, un vieil homme rétrograde, m'a interrompu sans me laisser le temps d'ouvrir la bouche. Sous prétexte que j'étais une fille, je devais selon lui choisir d'interpréter un personnage qui me ressemble, ce à quoi je me suis fermement opposée. Il n'était pas question que je joue la princesse écervelée qui attendait sagement son putain de prince charmant ! Je préférais mille fois brandir ma baguette magique en bois et défier les héros.
C'est ainsi que je me suis retrouvée affublée d'un horrible costume de hibou. Positionnée près du rideau noir, je devais battre des ailes en rythme à chacune des répétitions. Un grand moment d'épanouissement personnel. Il n'en a pas fallu plus à mon frangin, que cette vieille relique qui empestait la poussière, pour se moquer de moi. Et comme c'était un fan invétéré d'Harry Potter , il s'est pris pour un virtuose des punchlines.
Il avale une gorgée de punch, puis me jette un rapide regard en coin.
— Bouclez-la, beugle-t-il trop près de mes oreilles.
Mon nez se plisse quand je réalise que tout le monde obéit au meneur de l'équipe de basket-ball sans rechigner. Je ne m'habituerai jamais à ce qu'il soit un sportif adulé par toutes les nanas. Pour moi, il restera à jamais le gamin qui a mouillé ses draps durant les dix premières années de son existence.
— Je vous présente ma petite sœur, annonce-t-il en pointant son index en direction de mon cuir chevelu.
Comme si le moindre doute était encore possible.
— Autrement dit les gars, reprend-il d'une voix beaucoup trop forte, vous l'oubliez. Et si un tocard s'approchait un peu trop près d'elle, il aurait affaire à moi.
Mon teint vire au cramoisi tandis que j'envisage de prendre la fuite. Nom de Dieu, il a osé... Je relève le menton afin d'estimer le temps nécessaire qu'il me faudrait pour quitter cette maudite baraque quand je distingue la silhouette d'Ashton en appui contre l'embrasure de la porte. Son regard vert vient percuter le mien, me faisant momentanément tout oublier. Les bras croisés sur son torse viril, il enfonce ses dents blanches dans sa lèvre inférieure pour réprimer un sourire. Rien qu'à sa posture, je comprends qu'il approuve la mise en garde d'Emmett. Bande de dégénérés !
— Maintenant que les choses sont claires, ajoute mon frangin alors que les conversations reprennent, je vais pouvoir profiter de ma soirée.
— Limpides, ironise Harper au moment où il me relâche enfin.
Je m'oblige à me concentrer sur eux, en me détournant du meilleur ami de mon frère. Nerveusement, je passe une main dans ma tignasse rousse tout en sentant ses pupilles détailler mon profil.
— Soyez sages les filles, balance mon aîné avant de rejoindre son pote.
Pour la forme, les yeux d'Harper roulent dans leurs orbites. Alors que de mon côté, je me contente de me masser les tempes. Après une telle entrée en matière, il est évident qu'aucun mec ne tentera sa chance auprès de moi. Emmett, je te hais, putain !
— Au fait, si besoin, utilisez uniquement les toilettes de l'étage, rétorque-t-il par-dessus son épaule.
Aussi déconcertée que moi, mon amie fronce les sourcils.
— Je ne veux même pas savoir pourquoi, chuchote-t-elle.
Honnêtement, moi non plus.
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The Dark Ritual ( Sous contrat d'édition chez Addictives )
RomanceLorsque April, une future étudiante à Berkeley, entend parler d'un mystérieux rituel censé financer ses études, elle décide de tenter sa chance. The Dark Ritual, organisé par la célèbre fraternité des Lupus Magna, semble être une opportunité en or...