Chapitre 2 - Ténèbres

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Comment avais-je pu oublier que nous nous trouvions dans une nature hostile et non sans dangers ?

Toujours est-il que la réalité me rappela brutalement à l'ordre.

Je fermai les paupières pour tenter de chasser la douleur à l'arrière de mon crâne, et ne me rendis pas compte que je tombais.

Je sentis dans mon dos une violente secousse, et la pression de l'eau se renferma brusquement sur mon corps. Ce dernier adopta automatiquement la position fœtale. J'eus le temps de distinguer la main tendue de Charlie, dans le kayak, avant que la mer glacée ne brouille ma vue.

Je tentai de remonter à la surface, me débattant, donnant des coups énergiques. Mais l'eau, impitoyable, formait une prison dont on ne pouvait pas s'échapper. Le froid commençait à m'envahir, il engourdissait mes membres, ne leur laissant pas la moindre chance de salut.

Je sombrais, autant dans l'inconscience que dans les profondeurs de la lagune.

Soudain, mon cerveau parvint à réaliser :

je vais mourir.

Une des pires morts possibles, de toutes évidence... A la fois noyée et congelée.

Je laissai retomber mes bras le long du corps et songeai : Je n'aurais pas eu une vie très heureuse... mais je suis tout de même fière de l'avoir vécu.

Je fermai les yeux, tentant de me repasser les meilleurs souvenirs de ma piètre existence.

Nous étions début octobre. A travers les vitres constellées de traces de petites mains d'enfants, les feuilles orangées du chêne planté au milieu de la cour se détachaient des branches et exécutaient un ballet dans les airs avant de venir se poser délicatement au sol. Le front contre la vitre, je songeai en regardant l'été faire place à l'automne

Dans la salle de classe, la maitresse essayait tant bien que mal de préserver le calme au sein de la joyeuse bande de marmots toute excitée. Les cheveux en bataille et l'air exaspéré mais attendris, elle annonça finalement :

"Cet après-midi je vous propose un atelier peinture !"

Des exclamation fusèrent parmi les jeunes élèves, puis ils se mirent au travail, sortant peinture et pinceaux, tabliers et feuilles blanches. Moi, je restais assise dans mon coin, fixant les imposants nuages noirs annonciateurs de pluie au dehors. L'enseignante, après s'être assurée du bon déroulement de l'atelier, s'approcha vers moi en souriant.

"Et toi, Inès, tu ne souhaites pas peindre ? Je ne t'oblige à rien, mais essaye de faire connaissance avec tes camarades. La peinture est une activité agréable et tu pourrais discuter tout en laissant libre court à ta créativité."

A l'époque, je n'ai pas compris grand chose des arguments que la maitresse avançaient, mais j'ai finis par me diriger vers le fond de la salle en silence pour me munir d'accessoires. Je pris une feuille et retournai à ma place.

Je vis l'enseignante me lancer un sourire triste, puis elle murmura quelque chose à l'oreille d'une petite fille à l'air jovial. Celle-ci se tourna vers moi. Elle se leva, saisit la chaise à ma droite et s'assit.

"Salut, moi c'est Charlie. Tu t'appelles Inès, n'est-ce pas ?"

Mes yeux étaient rivés sur ma peinture, je fis semblant d'être concentrée pour éviter d'avoir à lui répondre.

Mon pinceaux courait sur la feuille, dessinant des arabesques. Du rouge sang. Du noir abyssal. Bientôt apparue une cage dégoulinante sur fond nocturne.

Je fixai longuement mon dessin, une horreur indescriptible se peignant sur mon visage.

Je ne comprenais pas pourquoi j'avais si peur de mon de ma peinture représentant cette cage. Était-ce un signe du destin ? J'étais trop jeune pour saisir un concept aussi compliqué que la destinée. Alors était-ce plutôt dû à ma situation de l'époque ?

Je ne sais pas.

"Ça va ? s'inquiéta Charlie.

Je me retournai vers elle lentement.

- Ou...oui".

Je ne vis pas le jeune garçon s'approcher de moi doucement et s'emparer de ma peinture.

"Trop bizarre, ton dessin... fit-il, mimant le dégoût. Il me fait peur..."
Puis, d'un coup sec, il le déchira entièrement.

Je sentis comme un coup brutal dans le ventre, comme si la douleur de la peinture déchirée était aussi mienne.  Comme si j'étais possédée...

Dieu seul sait si l'acte du garçon était motivé par de la jalousie ou par un sadisme pur. En tout cas, Charlie se leva brusquement et le gifla de sa petite main potelée. Je fus saisie d'un hoquet de surprise. Soudain, un barrage céda en moi, laissant déverser ma terreur. Charlie me regarda et me serra contre elle chaleureusement.

Plus que tout, c'est ce câlin qui scella notre amitié.

Ils furent punis par la maîtresse avant que j'eusse le temps de réaliser ce qui venait de se passer.

Plus tard, j'ai pris les restes de mon dessin détruit et les ai jeté à la poubelle. Cependant, pendant longtemps je n'ai cessé de repenser à cette cage terrifiante, à sa signification. Elle apparaissait même dans mes cauchemars. Charlie n'en sut jamais rien. Mais j'ai toujours senti qu' un jour, la "malédiction de la cage rouge" se réaliserait. Et j'avais bien raison...

Toute personne normalement constituée possède un jardin secret enfouit au plus profond de son âme, et je tenais à garder le mien bien caché...

Bon d'accord, ce n'est pas mon plus beau souvenir, mais il est ancré dans ma mémoire. Il me tient chaud au cœur lorsque j'en ai besoin, car c'est le commencement d'une amitié sincère qui me redonna confiance en la vie.

Mon oreille enregistra un bruit d'éclaboussure non loin. Ce doit être mon prince charmant qui vient à mon secours, pensai-je pour moi-même. Voyons Inès, tu es sur le point de mourir et tu trouves toujours à plaisanter ? fit ma petite voix intérieur. Malgré moi je fus secouée d'un léger ricanement narquois, ce qui fit pénétrer l'eau glacée dans ma bouche. J'étouffais.

Cela doit faire à peine quelques secondes que je suis tombée, néanmoins j'ai le sentiment d'y être depuis une éternité...

J'étais transie de froid dorénavant. C'est à peine si je sentais mes membres engourdis.

Je percevais mes courts cheveux flamboyants former une auréole autour de ma tête.

Ensuite, subitement, j'abandonnai. Je ne suis pas du genre à combattre. La vie m'a déjà apprise qu'on ne pouvait rien faire si le destin en décidait ainsi. A quoi bon lutter ? J'entrouvris mes lèvres et la mer m'envahie.

Je sentis l'eau glaçante attaquer mes poumons.

C'était fini.

Ice, land & LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant