Chapitre 13

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Judith

Les dimanches matins sont mes préférés de la semaine. Premièrement, pendant la période scolaire, j'ai toujours fini mes devoirs la veille. Deuxièmement, c'est le jour où je peux faire une grasse matinée parce que je n'ai jamais rien de prévu. Troisièmement, mon père, cet homme capable, passe habituellement à la boulangerie pour acheter des baguettes et des viennoiseries. Lorsque je vais dans la cuisine, je trouve des viennoiseries posées sur une assiette. Je saisis un pain au chocolat, que mon père achète chaque semaine car il sait que je suis amoureuse de ceux de la boulangerie de notre rue, je me sers un verre de lait et dispose tout cela sur la table pliante qui me permet de prendre mon petit-déjeuner affalée confortablement dans mon lit.
Les dimanches matins sont habituellement le meilleur jour de la semaine, mais malheureusement pas aujourd'hui. Aujourd'hui, la moindre subtilité m'irrite. Par exemple, le fait que mon poster Sabrina Carpenter soit tombé de mon mur pendant la nuit, où le fait que j'ai perdu mon anti-cerne. Ce qui m'énerve le plus, c'est de me rendre compte à quel point une certaine fille aux châtains clairs peut me rester dans l'esprit à longueur de journée juste en m'ayant ignorée sans raison, et qu'à cause de cela, je suis en train de mastiquer mon pain au chocolat agressivement sans profiter des saveurs orgasmiques. Sans compter le fait que demain matin, je pourrais consulter mes notes du bac de français. Ma journée aurait probablement été entièrement gâchée par ma mauvaise humeur si je n'avais pas décidé par un miraculeux hasard de planifier ma sortie avec Eloïse pile aujourd'hui. Au moins il y a un point positif à cette journée; voir Eloïse me remontera le moral. Vélo, pique-nique et bronzage sont les ingrédients d'une sortie entre amies parfaites pour d'après moi. J'envoie un message à Eloïse pour confirmer le maintien de ce pique-nique qu'on a organisé le dernier jour au lycée, après les examens. Elle confirme et propose qu'on se donne rendez-vous à midi au centre ville, ce qui m'oblige à quitter mon lit et à me mettre en action. Je prépare un sac dans lequel je range une couverture, le nécessaire pour survivre au soleil et la nourriture que j'ai préparée. Puis je saisis mon vélo dans mon garage et me mets en route.

- Putain, je vais mourir de chaud, s'exclame Eloïse tandis qu'elle pédale avec difficulté.
On est en plein milieu de la campagne, où l'on trouve zéro centimètre d'ombre.
- On y est presque, je l'encourage alors que je peine moi-même à ne pas me noyer dans ma sueur. Et j'ai ramené de l'eau dans une glacière, ça va nous rafraîchir.
On continue de pédaler le long des champs de maïs, puis on arrive à un coin où se trouvent quelques arbres offrant un peu d'ombre. On installe la couverture et la nourriture ramenée avant de s'assoir en soufflant de soulagement et en se jetant sur l'eau bien fraîche. J'ouvre le paquet de Monster Munch que j'ai ramené. Soudain Eloïse esquisse un sourire.
- Tu te souviens en primaire? s'exclame-t-elle. Quand on jouait avec les Monster Munch?
- Ah mais oui je me rappelle! On leur donnait des noms et on leur inventait des histoires!
- Et on les faisait interagir entre eux...
- Tu te souviens de Mister N? Il s'était fait manger par un pigeon parce que tu l'avais fait tomber par terre.
- Je me sentais indirectement coupable de meurtre, ricane-t-elle. Terrible accident.
- Ça me manque trop, avoué-je soudainement.
- La primaire?
- Oui, mais toi aussi. Je crois que tu m'as manqué.
- Toi aussi tu m'as manquée. Mais je suis heureuse qu'on se soit revue, et pas juste à ma soirée d'anniversaire. J'aurais aimé être plus là après ce qui s'est passé avec Arthur. J'aurais aimé pouvoir de soutenir.
- Je ne sais pas si t'aurais pu. Je n'ai laissé rentrer personne dans mon espace pendant un moment. Je t'aurais sûrement rejetée. Paradoxalement c'est ce qui m'a enfoncé, mais j'étais bloquée dans le rejet des autres.
- Comment ça va depuis la fois où on en a parlé, à ma soirée ?
- Un peu mieux, mais honnêtement ça me prend parfois par surprise, la façon dont je suis encore aujourd'hui autant affectée.
Je lui raconte l'épisode à la fête de Sophie, lorsqu'en hallucinant j'ai cru voir Arthur.
- Je suis désolée. Ça craint. Tu vas en parler à ta psy?
- Oui, c'est prévu.
- Et t'as passé la soirée avec Clémence? Juste parce que vous avez une amie en commun? C'est incroyable comme le monde est petit.
- Oui. Je crois que je l'aime bien Clémence. Elle a un côté très chaleureux même si elle est amie avec la moitié du lycée.
- Je suis d'accord avec toi. Et je comprends pourquoi elle est amie avec Carmen, elles se ressemblent.
Je me tends légèrement en entendant ce prénom, ce qui n'échappe pas à Eloïse qui me connait trop bien.
- Ouais c'est vrai, essayé-je de répondre nonchalamment.
- Il se passe un truc avec Carmen? T'as l'air sur la défensive, d'un coup.
Raté.
- Tu saoules. Tu me connais trop.
- Crache le morceau.
- Bon, tu le dis à personne OK? Je l'ai dit a personne encore. À part toi.
- Motus et bouche cousue.
Elle ferme une tirette imaginaire sur sa bouche
- J'ai des sentiments pour elle, mais...
- JE LE SAVAIS, hurle-t-elle. Je vous ai vu à ma soirée, j'ai direct su. Pardon. Je t'ai interrompue.
- Ce qui m'énerve là maintenant c'est pas que je sois enfermé dans une amitié avec un amour à sens unique, mais que en ce moment elle m'ignore sans raison! Elle a ignoré plusieurs messages avant et après mon oral que j'ai foiré. Et je me suis dit qu'elle avait un soucis, mais là elle les a vus et elle n'a pas répondu! Je comprends pas. Elle pourrait au moins m'expliquer. Et je lui avais envoyé un message à propos de mon hallucination, tu crois qu'elle s'est inquiétée? J'ai l'impression que j'étais juste son bouche-trou du lycée.
J'ai conscience que je parle trop longtemps, que je lui montre beaucoup trop de messages de notre conversation en me plaignant, mais cela me fait tellement de bien que les mois de distances avec Eloïse partent aux oubliettes.
- J'avoue que de ton point de vue c'est vicieux ce qu'elle fait. Mais peut-être que c'est juste un bug, ou alors qu'elle a un soucis dans sa vie? Non... je la connais pas trop mais ça me parait peu probable qu'elle te mette un vu juste parce qu'autre chose la préoccupe... c'est surement un bug. Ou alors elle a oublié, ce qui est pire. OU ALORS elle à réalisé qu'elle t'aimait donc elle à paniqué et elle peut plus t'écrire ?
- Tu nourris mes désillusions. Arrête.
- Bon, OK, sur ce point là je suis dans l'abus. Mais pourquoi tu partirais du principe qu'elle te voit comme une amie? Qu'est-ce que tu en sais?
- N'importe quoi. Évidemment que je suis son amie et rien de plus.
- Bah pourquoi?
- C'est Carmen, c'est tout.
- Et donc?
- Jamais de la vie.
- Comment tu peux être sûre?
- J'ai tenté une fois le flirt par message. Elle n'a pas réagi.
- Une fois?
C'est vrai que, posé comme ça, ça sonne un peu absurde.
- OK, c'est pas beaucoup. Mais elle essaye de se remettre de son ex...
- Le mec qui cassait les couilles à ma soirée ? C'est pas lui qui va l'empêcher d'aimer quelqu'un d'autre.
- Mais je veux pas me faire de faux espoirs, c'est tout. Je veux pas être déçue.
- Tu sais, être déçue ça fait partie de la vie. C'est le risque, mais la plupart du temps ça vaut le coup.
- Tu as raison, mais je suis pas prête à encourir le risque de perdre notre amitié juste parce que j'ai un coeur débile. Conclusion: elle n'en saura jamais rien.
- Pas besoin d'encourir ce risque. Vous êtes des filles.
- Quoi?
- Bah, c'est simple, tu tentes un geste osé! En anglais on appelle ça le bold move.
- Il me faut des explications.
Je suis à 90% sûre qu'elle vient d'inventer ce mot, mais je suis curieuse de sa signification.
- Tu sais, les amies filles c'est souvent assez physique. Je parie que vous avez déjà fait des câlins.
- Oui...
- Donc c'est très simple: tu fais un geste physique osé, qui peut être associé à un contact de couple mais il n'y a aucun risque parce que dans le pire des cas elle le considère comme un contact amical. C'est pas un baiser mais pas juste un câlin. C'est entre les deux.
- Et je suis censée retirer quoi de ça à part mon cœur qui va battre à cent à l'heure?
- Tu regardes comment elle réagit. Si elle est gênée, mais qu'elle semble quand même apprécier, t'as tout gagné. Si elle est juste gênée, ou si elle s'en fout royalement, t'as ta réponse. Ou alors c'est une très bonne actrice, ça reste à voir.
- Et je risque pas notre amitié, c'est gagnant-gagnant...
- Exactement, mon gars. Et peu importe ce qui t'arrive, dis toi toujours: c'est pas grave, c'est la vie.
- Oui, bon, tout ça c'est théorique. Pour l'instant je suis encore énervée. Il semblerait qu'elle s'en fout de moi, donc c'est pas près d'arriver.
- T'as intérêt à me tenir au courant.
Elle mord à pleine dents dans un des sandwichs qu'elle a ramené. Elle croit assurément que Carmen reviendra vers moi. Je n'en suis pas si sûre.
- Merci, Eloïse. Honnêtement j'y crois pas du tout, mais merci de m'apporter un autre point de vue. C'est vrai que j'ai été enfermée dans ma vision des choses ces derniers mois.
- Avec plaisir. J'espère que je serais demoiselle d'honneur à votre mariage.
- Raconte pas de la merde, toi. Mange ton sandwich.
Elle éclate de rire et je dévore les Monster Munch. La discussion ne s'arrête pas aux amours. On rattrape tout ce qui s'est passé cette année, en passant des informations superficielles aux moments difficiles. Aucune de nous ne voit le temps passer, et très rapidement, le soleil commence à se coucher.

Lorsque je rentre ce soir là, je me sens un peu plus légère que ces dernières semaines. Je prépare avec enthousiasme le repas du soir pour toute la famille et mon père, d'habitude si pris dans le travail, même à table, me demande ce qui m'est arrivé pour que je sois si joyeuse. Même moi, je ne le sais pas vraiment, alors qu'est-ce que je suis censée lui répondre? Je souris en baissant la tête et en hausse les épaules. Puis lorsque le lendemain, j'ouvre le site pour consulter mes notes et que je vois un 17 pour l'écrit et un 12 pour l'oral, je me dis C'est pas grave, c'est la vie. Ça n'aura pas été le meilleur oral de ma vie, mais c'est pas pour autant qu'elle va s'arrêter.

Note de l'auteur: oubliez pas de voter (pour la visibilité hihi).

Let the light in (wlw)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant