Chapitre 12

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Carmen

Il est 11h54 lorsque je vérifie l'heure après m'être réveillée. Je soupire. Malgré mes heures de sommeil qui se sont considérablement rallongées, la fatigue ne semble pas me quitter. Je commence à me dire qu'il s'agit d'une fatigue que le sommeil ne peut pas réparer. Les yeux encore à moitié fermés, je sors de ma chambre et vais préparer un repas. C'était le deal avec ma mère. Je choisis de faire un porridge avec quelques fruits, simple, rapide et sain. Je retourne dans la chambre et m'installe dans mon lit pour continuer Gossip Girl. À la fin de l'épisode, je me force à me glisser sous la douche malgré toutes les cellules de mon corps qui me supplient de rester confortablement assise sous ma couverture et mon plaid, et j'en profite pour laver mes cheveux gras. En ressortant, je me regarde dans le miroir et me rends compte que ça doit faire une dizaine de jours que je n'ai pas vérifié mon téléphone. On pourrait penser que rester chez soi incite à passer son temps sur le téléphone, et c'est le cas de la majorité de ma génération, mais pour moi, être constamment connectée aux autres peut être une source de stress. Pourtant, là maintenant je me dis que, 10 jours, c'est long, et que je pourrais avoir raté quelque chose d'important. Alors je le mets à charger (car évidemment la batterie s'est vidée toute seule), et quand il se rallume, la première chose que je vérifie, c'est si Jeremy m'a renvoyé un message avec je ne sais quel compte. Curieusement, et heureusement, il n'y a rien. J'ai quelques messages d'amis qui m'envoient des réels et des tiktoks drôles, quelques « coucou ça va?», Clémence qui m'a envoyé 15 messages vocaux (elle devrait faire des podcasts sérieusement), plusieurs messages de groupes différents qui prévoient des sorties et soirées à faire pendant l'été, et surtout 9 messages de Judith. C'est les premiers que j'ouvre, et soudain je me retrouve envahie de culpabilité. À la suite de tous les messages qu'elle m'envoie pour extérioriser son stress, elle écrit qu'à cause du stress elle a... flop? Pas plus de précisions? Suivi d'un dernier message, datant du 2 juillet vers 4 heures du matin: J'ai vu le fantôme d'Arthur à la soirée de Sophie... Ton rituel a marché LOOOOOLLLLLL.
Inquiète, je m'empresse de mettre en mouvement mes doigts pour écrire quelque chose, avant de réaliser que je suis désemparée et que je n'ai aucune idée de ce que je pourrais répondre après une semaine. Merde. T'as merdé, là. Surtout que je connaissais la date de son oral, j'aurais au moins pu faire un effort ce jour-là. T'es une amie terrible. Qu'est-ce que je pourrais répondre sans mentir et passer pour une connasse? Elle te déteste maintenant, bravo. Je pose le téléphone sur mon lit, avec l'écran toujours allumé, et fixe le clavier en me triturant la peau des ongles. Si je ne réponds pas maintenant, ça serait encore pire car maintenant elle sait que j'ai vu le message. Je dois trouver quelque chose, mais rien dans la série de réponses qui s'enchaînent dans ma tête ne semble convenir. Tu finis toujours par décevoir les gens à qui tu tiens. Purée, je suis une incapable, c'est fatiguant.
Je suis soudain tirée de mes pensées par quelqu'un qui toque à la porte de ma chambre. Je suis quelque peu surprise lorsque ce sont mes deux parents qui entrent au lieu de juste ma mère ou juste mon père.
- Oui? demandé-je.
- Salut, ma puce, commence mon père. Tu as un instant pour parler? 
- Oui, pas de soucis.
J'éteins mon téléphone à contre-cœur.
- Écoute, c'est un peu soudain, annonce ma mère. Mais avec papa on a prévu à la dernière minute de partir en voiture.
- Hein?
Je leur lance un regard perplexe.
- On va voir papi en Espagne.
La fameux papi en Espagne est mon grand-père du côté maternel, et si je peux être honnête, mon grand-père préféré. Pas que je n'aime pas le père de mon père, mais on n'a jamais été très proche. Mon papi du côté maternel, par contre, a presque été un troisième parent à certains moments. Il est français mais habite en Espagne depuis plus de quinze ans. Il me disait toujours 'Leur gouvernement est moins taré que le notre' quand je lui demandais la raison de ce choix. Et il ajoutait toujours 'Ici, je peux manger de la bonne paella tous les jours. La vie de rêve'. Il est un peu farfelu, mais je l'aime très bien comme ça. Je le voyais souvent quand j'étais enfant, et je passais plusieurs semaines avec lui pendant les vacances presque chaque été car mes parents travaillaient.
- Pourquoi vous iriez voir papi aussi soudainement ?
- Carmen, il est malade.
- Quoi? Depuis combien de temps?
- Depuis plusieurs mois on le sait.
Je tombe des nues.
- Il allait très bien la dernière fois qu'on l'a vu?
- Euh, voilà Carmen. On t'en a pas parlé avant, parce qu'on savait à quel point tu l'aimes et on ne voulait pas affecter tes capacités de concentration en cours comme tu as le bac cette année.
- Attends, quoi? m'énervé-je en haussant le ton. Vous m'avez caché ça ? Il va mourir ou quoi?
- Non. Mais on n'en est pas loin.
Ma mère ne dit pas un mot de plus, faisant monter la tension dans l'air. Elle regarde mon père avec ce regard qui signifie dis le à ma place, parce que je n'y arriverais pas. Alors c'est mon père qui prend la parole.
- Il y a un an, les médecins lui ont diagnostiqué la maladie d'Alzheimer.
Mon cœur retombe dans ma poitrine, et soudain, j'aimerais revenir dix minutes en arrière, lorsque mon plus gros soucis était de savoir quoi répondre à Judith.
- Non.
Le déni est l'option la plus facile.
- L'année dernière, il était encore au tout début de la maladie, continue mon père, et je vois qu'il tente de garder son calme pour éviter que je crise. C'est pour ça que tu n'as rien remarqué. Mais maintenant, on a reçu un appel de son médecin qui nous informe que son état s'aggrave et qu'il commence à oublier qui sont ses amis.
- Vous m'avez caché ça ? C'est une blague?
- Ecoute, on a pris cette décision assez vite, affirme ma mère. Et on l'a ensuite regrettée, mais on s'est dit que c'était déjà trop tard car tu étais plongée dans le travail.
- C'est pas une raison! J'y crois pas. Vous vous prenez pour qui? J'ai le droit de savoir ce genre de choses, j'ai 17 ans!
Je suis sur le point de hurler et de perdre mes moyens. Je me lève de mon lit comme si ça pouvait rajouter de l'importance à ce que je dis.
Quand ils m'ont dit maladie, je me suis imaginé mon papi dépourvu de ses capacités physiques. Je n'aurais pas imaginé ça. Sans ses souvenirs, mon papi... n'est plus mon papi.
- On sait qu'on a sans aucun doute pris la mauvaise décision, mais le mal est fait, répond ma mère. Maintenant on a décidé de t'en parler.
- Il va bientôt être transféré dans un EHPAD, m'annonce mon père. Parce qu'il n'est plus assez autonome pour entretenir un bon niveau de vie. Alors on va le visiter une dernière fois dans sa maison en Espagne, tant qu'il se souvient encore de nous. On va rester environ une semaine, pour ne pas trop l'accabler de notre présence. On pense que c'est nécessaire qu'on passe encore un peu de temps juste avec lui et pas dans un contexte médical. Et on voulait te demander de venir avec nous.
Impuissante par rapport à la situation, ma seule solution est de ne rien dire pendant un certain moment. Je me rassois sur mon lit et triture la peau de mes ongles, pour la seconde fois aujourd'hui. Le silence devient presque gênant, mais mes parents semblent comprendre mon besoin de temps de réflexion.
- On est désolés. On espère vraiment que les choses se passeront mieux qu'on se l'imagine.
Sur ces mots, ma mère me prend dans les bras.
- Tu es forte, ajoute mon père. Je sais que tu tiens beaucoup à lui. Tu n'es pas obligée de nous répondre tout de suite...
- Je veux venir avec vous.

J'ai besoin d'appeler quelqu'un. De parler, d'extérioriser. Je suis face à ce téléphone que j'ai évité pendant dix jours, en tentant de savoir qui je devrais contacter. Je voudrais parler à Judith, mais ça serait un acte cruel et égoïste de la joindre maintenant, après l'avoir ignorée de façon aussi exécrable. En théorie, je pourrais lui expliquer, mais en pratique, pas vraiment. Je n'ai même pas de raison valable. En ce moment même, cela me semble plus simple d'appeler une amie. Techniquement, Judith est mon amie, mais c'est différent, alors je compose le numéro de Clémence, elle décroche après une dizaine de secondes. C'est la première fois que je lui parle à cœur ouvert d'une situation aussi importante. Elle m'écoute avec attention, parle à peine, et à cet instant c'est ce qui m'aide le plus. Elle reste au téléphone pour m'entendre passer par toutes les émotions; la colère envers mes parents, la peur de l'avenir, la tristesse de perdre mon papi, la nostalgie de mon enfance avec lui... À la fin, elle me demande si je souhaite qu'on se voit cette semaine, avant que je parte en Espagne. Je lui réponds que je préfère rester seule et elle accepte mon refus. À la fin de l'appel, elle rajoute qu'elle est heureuse que je me confie à elle, et je lui avoue que j'ai toujours eu du mal à me confier dans les amitiés que j'ai, notamment celle avec elle.
- Mais qu'est-ce qui a changé, alors? me demande-t-elle.
- Je n'en ai pas la moindre idée, mens-je.
Au fond, il s'agit du fait que depuis que j'ai rencontré Judith, je prends confiance en moi et j'ose reconnaître mon droit à la souffrance. Sauf que ça, Clémence n'est pas obligée de le savoir.
- Carmen, je sais que tu es courageuse. Tu ne m'as jamais parlé du collège, mais je sais que tu as surmonté des épreuves difficiles. Tu vas t'en sortir.
- Euh, merci... d'avoir été là. Je me doute que tu caches aussi beaucoup de choses. Si un jour tu sens le besoin d'en parler, appelle-moi. Sérieusement.
- Merci.
Je m'apprête à raccrocher, mais soudain elle reprend la parole à l'autre bout du fil.
- D'ailleurs, tu sais, Judith? Ta... euh... pote. On a passé la soirée de Sophie ensemble. Elle était inquiète parce que tu répondais pas aux messages.
- Oui, je me sens un peu coupable elle avait son... Attends... comment ça vous avez passé la soirée ensemble?
- Tu devrais vite répondre, la pauvre était désespérée et inquiète pour toi, même si elle essayait de le cacher... QUOIIII?? Bon, ma mère m'appelle, c'est l'heure de manger. Bisous, et tu peux me rappeler quand tu veux. Tchao.
- Attends!
Trop tard, elle a déjà raccroché. Sacrée Clémence.

Let the light in (wlw)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant