C 'était un vendredi soir et le poste de police bourdonnait comme une ruche. A travers le brouhaha, Marina entendait la voix de son père aussi distinctement que s'il se trouvait juste devant elle. Elle cessa de tortiller ses cheveux et jeta un coup d'œil anxieux vers la porte.
- Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissant. Je suis sincèrement désolé pour le dérangement.
Elle connaissait bien ce ton-là: il se sentait humilié. À cause d'elle. Elle distingua une autre voix masculine, dont les propos étaient inaudibles, puis son père reprit la parole:
- Oui, nous y réfléchissons. Je vous remercie pour vos conseils. Je vais en parler à ma femme et nous prendrons une décision demain.
« Une décision ? Quel genre de décision ? »
Quand elle put enfin croiser son regard, elle éprouva un petit pincement au cœur. Mal rasé, la mine chiffonnée, il avait pris un sacré coup de vieux. Une immense fatigue se lisait dans ses yeux bleus.
Il tendit une liasse de formulaires à une policière qui les ajouta à sa pile de paperasse sans même les parcourir. Elle plongea la main dans un tiroir, en sortit la pochette qui contenait les affaires de Marina, puis la posa sur son bureau. Sans les regarder ni l'un ni l'autre, elle déclara d'une voix d'automate:
- Tu es libérée et rendue à la garde de ton père. Tu peux t'en aller.
Les membres raides, Marina se leva pour emboîter le pas à son père. Ils parcoururent une suite de couloirs étroits, éclairés par la lumière crue des néons, et regagnèrent la porte d'entrée.
Quand elle fut dehors, dans la fraîcheur des nuits d'été, elle respira profondément. Le soulagement d'être sortie du poste le disputait à l'angoisse. L'expression de son père n'annonçait rien de bon. Ils marchèrent en silence jusqu'à la voiture.
Il déverrouilla la portière de sa Ford noire depuis le trottoir d'en face. Un signal sonore d'une gaieté incongrue leur souhaita la bienvenue. Quand il alluma le moteur, elle se tourna vers lui avec ferveur, l'air contrit, des regrets plein les yeux.
- Marina. Ne commence pas, répondit-il, la mâchoire crispée et l'attention rivée sur le tableau de bord.
- Ne commence pas quoi ?
- Ne parle pas. Tiens-toi tranquille et... tais-toi, c'est tout!
Ils restèrent muets pendant tout le trajet. Une fois de- vant la maison, il sortit de la voiture sans un mot. Marina l'imita et le suivit d'un pas lourd, l'estomac de plus en plus noué.
Il ne paraissait même pas en colère. Seulement... lessivé.
Elle monta l'escalier et emprunta le couloir, passant devant la chambre vide de son frère avant de se réfugier dans la sienne. Là, en lieu sûr, elle étudia son visage dans la glace. Ses cheveux rouges, teints au henné et coupés à hauteur d'épaule, étaient emmêlés. Elle avait une traînée de peinture noir sur la tempe et son mascara avait coulé sous ses yeux bleu. Elle empestait la transpiration et la peur.
- Bon, dit-elle à son reflet, ça aurait pu être pire.
Quand elle se réveilla le lendemain, il était presque midi. Elle s'extirpa de sa couette froissée, enfila un jean et un débardeur blanc, puis elle ouvrit sa porte avec précaution.
On entendait les mouches voler sur le palier.
Elle descendit l'escalier sur la pointe des pieds. Dans la cuisine, un beau soleil se déversait par les larges fenêtres et ruisselait sur les plans de travail immaculés. Quelqu'un lui avait laissé du pain sur la table, ainsi que du beurre qui avait commencé à fondre. Une tasse de thé l'attendait à côté de la bouilloire, toute prête, avec le sachet à l'intérieur.
Ses ennuis ne lui avaient pas coupé l'appétit. Affamée, elle prit une tranche de pain et la lâcha dans le grille- pain. Ensuite elle alluma la radio pour combler le silence, avant de se raviser au bout de quelques secondes et de l'éteindre.
Elle mangea à toute vitesse en feuilletant distraitement le journal de la veille. C'est seulement quand elle eut terminé son repas qu'elle remarqua la note près de la porte, à côté du frigidaire :
Marina.
Serons de retour dans l'après-midi. Ne quitte pas la maison.
Maman.D'un geste machinal, elle tendit la main pour attraper le téléphone et appeler Mark, mais le combiné ne se trouvait pas à sa place habituelle.
Accoudée sur le plan de travail en bois, elle se mit à pianoter en écoutant le tic-tac régulier de la grosse horloge accrochée au-dessus de la cuisinière. « Quatre-vingt-seize tic. À moins que ce ne soit dés tac ? Comment fait-on la différence entre...? »
- Ouais, d'accord, soupira t'elle. Il faut que je me calme.
Elle remonta les marchés quatre à quatre, fonça dans sa chambre et ouvrit le tiroir supérieur de son bureau d'un coup sec.
Il était vide. Son ordinateur portable avais disparu.
Elle resta immobile, interdite, ses épaules s'affaissant légèrement à mesure qu'elle prenait conscience de ce que tout cela signifiait.
Ses parents ne rentrèrent qu'en fin d'après-midi. Elle les attendit avec angoisse, en sautillant devant la fenêtre pour jeter un coup d'œil dehors chaque fois que la portière d'une voiture claquait, et puis, lorsqu'ils arrivèrent enfin, elle s'enfonça dans le gros fauteuil et regarda la télé avec le son coupé en feignant une parfaite indifférence.
Sa mère lâcha son sac à main à sa place habituelle, sur la table de l'entrée, avant d'aller dans la cuisine aider son mari à préparer le thé. À travers la porte entrebâillée, Marina la vit glisser une main rassurante sur l'épaule de son père alors qu'elle se dirigeait vers le frigidaire pour prendre le lait. «C'est mauvais signe. »
Quelques minutes plus tard, ils étaient installés côte à côte sur le canapé bleu marine, face à elle. Le regard serein de sa mère tranchait avec ses lèvres pincées. Quant à son père, si ses cheveux étaient désormais peignés avec soin, ses gros cernes de la veille n'avaient pas disparu. Il se lança le premier.
- Marina...
Il s'interrompit et se frotta les yeux d'un air las. Voyant qu'il hésitait, sa femme prit le relais.
- Nous avons cherché ensemble des solutions pour t'aider.
« Aïe », se dit Marina. Elle regarda tour à tour ses parents avec inquiétude. Sa mère reprit la parole lentement et bien distinctement:
- À l'évidence, tu n'es pas très contente de ton nouveau lycée. Et maintenant que tu es entrée par effraction, que tu as brûlé ton dossier et peint « Ross est un con » à la bombe sur la porte du proviseur, forcément, ils ne sont plus très contents de toi non plus.
Marina se mit à ronger les petites peaux autour de ses ongles en réprimant un rire nerveux. Le moment était mal choisi pour ricaner.
- C'est déjà le deuxième établissement à nous demander poliment de t'envoyer étudier ailleurs, et cela commence à nous fatiguer.
Son père se pencha et la regarda droit dans les yeux pour la première fois depuis leur petit tour au poste.
- Nous avons compris que c'était ta manière de réagir à ce que nous venons de traverser, Marina. C'est comme ça que tu affrontes la situation. Mais nous en avons marre. Les tags, l'absentéisme, la casse... ça va bien maintenant. Ton message est passé.
Marina ouvrit la bouche pour se défendre mais sa mère l'en dissuada d'un simple regard. Muette, elle cala ses talons sous ses fesses et entoura ses genoux de ses bras en attendant la suite du sermon.
- La nuit dernière, continua sa mère, un officier de police fort aimable et qui connaissait ton cas par cœur d'ailleurs, nous a suggéré de te changer d'école. De t'envoyer loin de Londres. Loin de tes amis, ajouta-t-elle avec un mépris cinglant. Nous avons donc passé quelques coups de fil ce matin et nous avons trouvé...
(Elle consulta son mari, indécise, comme si elle hésitait sur la formulation la plus appropriée.)
- Nous avons trouvé un endroit spécialisé dans l'accueil d'adolescents comme toi.
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Night School
Teen FictionMarina Sheridan déteste son lycée. Son grand frère a disparu. Et elle vient d'être arrêtée. Une énième fois. C'en est trop pour ses parents, qui l'envoient dans un internat au règlement quasi militaire. Contre toute attente, s'y plaît. Elle se fait...