Chapitre 1

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C'était en 2008, et le printemps avançait à pas lents, avec cette douceur incertaine qui semble suspendre le temps. Pourtant, ma vie, elle, se trouvait à un carrefour embrouillé. À peine quelques mois s'étaient écoulés depuis l'interruption de mes études d'architecture, mais cela me semblait remonter à une éternité. Pourquoi ? Parce que je ne me voyais plus devenir architecte, même si j'avais un certain talent pour cela. Cette décision restait en travers de la gorge de mes parents, et le malaise flottait toujours entre nous, tel un fantôme que personne ne voulait vraiment affronter.

J'avais eu au moins la décence d'attendre les fêtes de fin d'année pour leur annoncer ma décision, espérant sans doute que l'euphorie des célébrations adoucirait le choc. Mais en réalité, cela n'avait fait qu'attiser leur inquiétude et leur déception. Mon père, grand et imposant, avec ses mains habiles de cuisinier et de bricoleur, n'avait rien dit sur le moment, mais son silence avait pesé plus lourd que tous les reproches du monde. Ma mère, petite, énergique américaine, toujours prête à se lancer dans des projets ambitieux, avait tenté de comprendre, mais ses yeux verts derrière ses petites lunettes reflétaient son désarroi. Elle répétait souvent que je devrais suivre l'exemple de Linus, mon frère jumeau, qui brillait dans tout ce qu'il entreprenait.

Linus. Toujours lui. Toujours là, même s'il était de l'autre côté de l'Atlantique, poursuivant son plan de carrière tracé depuis l'enfance pour intégrer l'académie du FBI à Quantico. Il était l'incarnation de tout ce que je n'étais pas : déterminé, ambitieux, et surtout, certain de son avenir. Sa réussite semblait d'autant plus éclatante que je me sentais perdu, errant dans un brouillard d'incertitudes.

Heureusement, j'avais un studio à Angoulême, ce qui me permettait d'échapper au regard critique de mes parents. Mais cela ne me protégeait pas des comparaisons incessantes avec Linus. Pour subvenir à mes besoins, j'avais accepté un poste de magasinier dans l'entrepôt d'un magasin d'électroménagers au nord d'Angoulême. Un travail difficile, où la monotonie et l'ennui s'étiraient à l'infini. La routine n'était que trop bien rodée, avec Romane, ma responsable, une femme de mon âge, austère et obsédée par son travail, qui semblait déterminée à rendre chaque journée un peu plus insupportable.

Ce jour-là ne faisait pas exception. Je traversais le parking d'un pas rapide, le cœur battant encore de frustration. Romane avait réussi l'exploit de se mettre à dos tout le personnel en réorganisant les plannings et refusant que je pose un week-ends de congé pour une réunion de famille. L'affaire avait pris une tournure désastreuse, et elle était partie en larmes dans son bureau pour appeler notre directeur. L'ambiance déjà tendue au travail avait atteint un nouveau sommet d'animosité, ajoutant une couche supplémentaire à mon mal-être. En regagnant mon véhicule, je maudissais intérieurement ce travail et les perspectives moroses qui s'offraient à moi, un jeune homme avec seulement un bac et une année d'architecture à son actif, en pleine période de crise.

Alors que je traversais la campagne charentaise pour rejoindre la maison familiale, mes pensées tourbillonnaient autour de ce fichu week-end. J'avais proposé d'aider mes parents avec la logistique des retrouvailles, une tentative maladroite d'amorcer une détente cordiale. La maison d'hôtes parentale, une vieille ferme retapée entourée de champs, était située à mi-chemin entre Angoulême et Bordeaux, loin de toute civilisation. Mon père et ma mère avaient repris ce patrimoine familial sept ans plus tôt, en faisant un refuge pour les Bordelais stressés, les Parisiens en quête de calme, et les cohortes de touristes anglais et hollandais attirés par le climat charentais.

La bâtisse, datant du siècle dernier, en briques et tuiles claires, avait vu défiler six générations de Valmont, comme mon père aimait le rappeler avec fierté. Pour Linus et moi, ce lieu avait longtemps été une prison, une contrainte imposée par nos parents lorsqu'ils avaient racheté la propriété après le décès de notre grand-tante. "Six générations vous contemplent", avait déclaré mon père avec une solennité toute paternelle, mais tout ce que j'y voyais, c'était la fin de ma liberté et le début d'une vie d'internat.

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