𝐈| Le Simple Pion (partie I)

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— Tu es suivi.

  Ça doit faire maintenant un gros quart d'heure qu'une parfaite inconnue m'a soufflé ces mots dans la rue. Je devrais être terrifié, mais je sais que ce qu'elle a dit est faux. Je suis l'apprenti forgeron, ce qui signifie que personne ne voudrait ma petite vie minable et sans importance.

  N'empêche, le ton de cette femme semblait pressant, et ce serait mentir de dire que mon cœur bat légèrement plus vite que d'habitude. Je crois même que je suis content : une excuse pour fuir ma routine habituelle est bien évidemment plus que bienvenue.

  Oh, mais c'est vrai ça, je suis dans les rues les plus peuplées de la Cour où tout le monde s'entasse à la manière de toutes les pièces d'or dans la trésorerie. Mais mieux vaut prévenir que guérir, alors je regarde autour de moi prudemment. Très prudemment. Trop prudemment.

  Et si le maître rouspète, il suffira de lui raconter que je me suis senti menacé, vu toutes les personnes peu fréquentables qui errent dans ces quartiers, ce ne sera pas un total mensonge non plus. Alors, voyons voir...

  Le médecin royal donne des indications à son apprentie. Quelques goûteuses passent de la manière la plus bancale qui soit, avec, derrière elles, un véhicule de luxe avançant majestueusement. Une noble est penchée et regarde les passants, ses mèches rousses cascadant délicatement sur son dos. Je manque presque de sursauter lorsqu'elle m'adresse un gentil sourire.

   La plupart des commerces sont déjà ouverts et les marchands sont occupés à ajuster les enseignes colorées ou à hurler à tue-tête à quel point leurs marchandises sont supérieures à celles proposées par l'étal d'à-côté. Seule une petite auberge semble encore fermée, son propriétaire doit encore être endormi.

  Tout semble... d'une normalité sans nom. Et, fait étonnant, tout le monde semble joyeux. Sauf moi. Et les gardes postés tout le long de l'avenue. Mais ils comptent pas.

  J'ai un visage pas très spécial, un peu banal, il faut croire que je fais bien tâche dans ce "beau" paysage. Et même si je sais que les pensées de tous sont loin d'être aussi accueillantes que ne l'est leur expression, je ne peux m'empêcher de comprendre que je suis le seul qui semble... Un peu vide, peut-être.

  Le seul qui ait compris que quelque chose dans cette Cour. Je ne sais pas encore quoi, mais quelque chose ne tourne pas rond.

  Enfin, peu importe. Je découvrirai ce qui se trame ici et m'élèverai en souverain au-dessus de tout le reste. Oui, moi, l'apprenti forgeron. Mes lèvres goûteront enfin à la saveur du pouv...

— Akihiro, qu'est-ce que tu fais là ? Le maître t'attend.

  Je sursaute, extirpé de mes pensées par la voix de mon "meilleur ami", puis passe ma main sur mon visage. À quoi je pensais, déjà ? Cette inconnue et sa phrase à glacer le sang ont dû m'ébranler, pour que je me mette à penser à des idioties pareilles.

  Je me tourne vers Kaito et lui adresse un sourire fatigué. Il me le rend, et son visage devient un peu plus vivant. Depuis que son grand frère est mort il y a tout juste une semaine, il a l'air d'avoir à peine dormi, alors je suis tout de même content de le voir reprendre du poil de la bête. 

— Allez, viens, on a encore une épée à forger, et à ce qu'il paraît, on reçoit une cliente importante aujourd'hui. Pas le temps de lambiner, je me charge de nettoyer la forge vu qu'on l'a pas fait hier, toi, contente-toi d'assister le maître ! Je suis presque sûr qu'il en a marre d'attendre.

  J'acquiesce en silence et le suis dans la foule, l'avertissement qu'on m'a soufflé retentissant toujours dans ma tête...

  Et le cœur plein de rêves que je ne pourrai sans doute jamais réaliser.

*

— Akihiro. Akihiro. Akihiro !

  Je lève les yeux lorsque mon maître, exaspéré, s'apprête à me secouer.

— Tu es dans tes rêves aujourd'hui, j'espère bien pour toi que tu as bien dormi cette nuit.

— À vrai dire... pas vraiment, mens-je en réfrénant un sentiment de culpabilité.

— C'est bon pour cette fois... Je te libère, soupire le maître forgeron en s'écartant pour me laisser passer. Je me débrouillerai avec Kaito, contente-toi de te reposer aujourd'hui. La journée de demain sera longue.

  Hochement de la tête de ma part. Je sors de la pièce sous le regard inquiet de Kaito et celui, plus calme, du maître. Je quitte les lieux, les yeux vers le sol, et bouscule par accident une femme vêtue d'une grande robe pourpre de la meilleure qualité. Ça doit être la cliente dont parlait Kaito.

  Sans lever les yeux vers elle, je continue mon chemin et me promène dans l'avenue. Je passe à-côté de plantes desséchées que j'ignore. Cependant, lorsque mes yeux se posent sur les pissenlits, je me rappelle que Kaito les aime bien, alors je pars chercher de l'eau pour les arroser.

  Au moment où je m'apprête à me lever pour rendre le seau au gentil aubergiste qui me l'a prêté, un bruit sourd, suivi d'un cri, m'arrête dans mon geste.

  Puis, tout s'accélère et je perds le fil des événements. Un alcoolo s'est levé, une bouteille cassée dans la main, et la brandit violemment sur le petit propriétaire apeuré et visiblement encore à moitié endormi. Pour se faire attaquer dès le début de sa journée, il doit avoir une de ces malchances...

  Je me demande durant quelques instants si c'est l'effet d'une boisson alcoolisée qui le rend si violent sans remarquer qu'il y a une autre pièce sur le plateau. 

  Je vois vaguement quelque chose en bois traverser les lieux à toute vitesse en direction de l'agresseur. Le client s'effondre, les yeux exorbités, tandis qu'un second cri se fait entendre à nouveau. Attends, s'il vient pas de l'aubergiste, c'est qui qui me casse les oreilles ?

  Kaito, une énorme caisse devant contenir des matériaux fragiles demandés par le maître, se rapproche de la scène et récupère le bout de bois qu'il a lancé sur l'alcoolique.

  Le cuisinier chancèle et bascule en arrière. Je pense durant quelques instants que quelqu'un a lâché un somnifère dans le bar et que Kaito sera le suivant, pourtant je me rapproche de lui et il semble bel et bien conscient, bien que ses yeux soient anormalement écarquillés.

— Kaito ? Il s'est passé quoi ?

Il lève la tête vers moi, une tête pleine d'une terreur pure. Celle de quelqu'un qui vient de découvrir le pouvoir aberrant que certains ont sur d'autres.

— Je l'ai tué.

LE PIONWhere stories live. Discover now