— Ce gars était en danger... J'étais derrière, j'ai lancé le bout de bois sur le client en pensant bien faire... Mais il veut pas se réanimer.
Je sens la rancune me serrer le cœur en me disant que le maître lui faisait suffisamment confiance pour le laisser sortir avec des ressources précieuses, mais mon regard se calme et devient presque froid lorsqu'il se tourne vers les deux hommes gisant par terre.
Kaito lève la tête vers moi, puis s'agenouille devant le saoul pour prendre son pouls.
— Mort sur le coup. C'est pas le pieu que je lui ai lancé qui l'a achevé, mais sa chute, il s'est fait une belle commotion cérébrale en se cognant contre cette table, souffle Kaito. Heureusement, le cuisiner pourra prouver mon innocence...
— Tu penses vraiment qu'il s'est évanoui parce qu'un client qui a trop bu l'a menacé ? Je ne dis pas qu'il n'a pas eu peur, mais si tu veux mon avis, c'est par ta faute que ça s'est passé. Tu es un assassin.
Les yeux bleu ciel de Kaito tremblent, il semble désemparé, et ses lèvres s'écartent pour murmurer une petite phrase fébrile sans grande conviction.
— Alors il y a toi. Tu sais bien que j'avais des bonnes intentions. On est... meilleurs amis, non ?
— HA !
J'éclate d'un rire rauque tandis que les événements de cette journée et des précédentes me reviennent en tête. C'est absurde. Hideux. Le maître a tort en le mettant à la première place. Jamais je...
— Kaito...
Que ce soit par mon ton ou mon expression, il semble comprendre ce que je tente de dire et son visage se tord de désespoir avant de s'apaiser soudainement.
— Il y a quelqu'un d'autre ici, marmonne-t-il d'une voix un peu... creuse d'un coup. Mais qu'est-ce qui ne va pas dans cette Cour, à la fin ?
Sa phrase me rappelle étrangement celle que j'ai marmonnée intérieurement il y a peu et me rappelle soudain qui je suis. Je suis perplexe durant quelques instants, puis j'ai comme un déclic.
Mes pensées s'emmêlent tandis que les rouages de mon cerveau se mettent en route et j'écarquille les yeux lorsque je commence à assembler les pièces du puzzle.
Un homme alcoolique. De si bon matin, alors que j'avais vu l'auberge encore fermée il y a peu de temps. On ne sert jamais autant de verres dès le début de la journée, surtout si ça a ouvert il n'y a pas si longtemps et que le proprio était en train de bâiller.
Kaito qui passe exactement au moment où la scène de l'altercation se passe. Il transporte avec lui toutes sortes de matériaux fragiles, dont un grand bout de bois, et le lui lance dessus, c'était prévisible vu sa nature de j'aide-tout-le-monde.
L'avertissement de ce matin d'une personne non-identifiée. Quelqu'un me suivait.
Kaito est aussi un Pion.
Quelqu'un est en train de mettre toutes les pièces de l'échiquier en place.
Quelqu'un qui nous a regardés afin de comprendre exactement ce qui allait se passer.
Elle m'a suivi, ce matin. Il lui suffisait de monter dans son chariot luxueux et de me regarder faire. Elle ne devait pas s'attendre à ce que quelqu'un s'en rende compte et me prévienne, mais elle s'est rattrapée facilement.
Il lui a suffi de se rendre chez le maître pour des raisons que je ne connais pas encore, car c'était elle, la cliente que j'ai bousculée en quittant l'atelier. Cliente qui n'est pas restée longtemps si Kaito était déjà libéré et pouvait quitter les lieux.
Ce qui veut dire qu'elle avait déjà fini son travail avec moi et observait Kaito pour connaître son prochain pas. À moins qu'elle n'y soit allée justement afin de le faire aller où elle voulait qu'il aille. En passant une commande nécessitant qu'il aille chercher ces matériaux ?
L'homme mort, en y réfléchissant mieux, ne me semble pas alcoolique. Tout le monde dirait le contraire en voyant quelqu'un dans un lieu où on sert des boissons alcoolisées, oui, mais c'est faux.
*
L'effet du décor.
En plaçant un pion et en lui faisant faire les actes que l'on veut à la manière d'une marionnette, on assure alors tout le contrôle sur la scène.
Et je n'étais pas censé le découvrir. Mais ça ça m'étonne pas, après tout, moi, c'est Akihiro. Pas un Élu car ce genre de blague n'est que du pipeau, mais... un Roi.
Un vrai Roi comme on en voit sur les plateaux d'échecs. Le Roi est le meilleur. Le Roi... est Roi.
— Tu oublies que les Rois ne peuvent se déplacer que d'une case... Là où les Dames peuvent toutes les franchir d'un coup. Il suffit juste que le chemin soit... dégagé.
Je me retourne vivement, le cœur battant la chamade, et fais un pas en arrière lorsque mon regard se pose sur la robe écarlate de la cliente de ce matin. Malgré l'air fragile que ça lui donne, je sais bien qu'elle a en elle la capacité de m'écraser comme un petit insecte.
Elle me fait peur. Je me sens faible.
En à peine quelques secondes, elle est devant moi et brandit un couteau dans ses mains.
Kaito tente de la surprendre par derrière, mais elle attrape son bout de bois et l'assomme sans beaucoup de mal. Un sourire satisfait tord son visage, presque fier de son coup.
— Tu sembles avoir la tête sur les épaules, toi.
Je pourrais la croire si elle n'affichait pas cet air mi-las mi-fatigué... En quelques secondes, elle me tient.
Je tente de m'échapper de son emprise, mais elle me retient de plus belle, alors j'abandonne en sentant le coup arriver. Il est violent, comme je m'y attendais. Ma tête me brûle. Je sens que je vais perdre connaissance.
Quand je me réveille, je suis à-côté de Kaito dans une salle sombre. Je ne saisis pas quel est le but de l'inconnue, mais j'espère que quelqu'un va venir me venger.
J'ai peur.
Je me colle un peu à Kaito, sentant quelque chose s'échapper dans la pièce. Un somnifère, je crois. C'est pas plus mal.
Je sens sa présence à mes côtés, et quelque part ça me rassure, bien que je sache qu'il est inconscient. Je ne mourrai pas seul.
— Désolé. Pour avoir songé à te trahir et m'être fait dévorer par l'avarice. De toute façon, je sens qu'on sera coincés ici pour un gros bout de temps, alors autant m'excuser tout de suite.
Des mains faites d'ombres m'attirent dans l'abîme et m'emportent dans le vide. Je me sens un peu plus calme et cesse de lutter pour me laisser emporter dans le sommeil.
Finalement, je n'étais pas un Élu, ni un Roi.
Je n'étais qu'un Pion.
Un simple... Pion.
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LE PION
Short Story❝Et finalement, je n'étais qu'un Pion. Un simple... Pion. ❞ ~ Dans les ombres des quartiers de l'Empereur Dan Sheng, tout est réglé à l'image d'un échiquier. Un pion, suffoquant sous son avarice, tente de gravir les échelons. Et la relation entre...