Vortex

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C'est dans état de profond chamboulement que je retourne à la station de métro. Ses « locataires » ont chacun rejoint leurs dortoirs. Les halos lumineux, qui se révèlent par les portes ouvertes, témoignent de l'insomnie de certains occupants. Ou c'est peut-être juste la peur du noir. L'éclairage du quai est dorénavant mis en veille. La préservation des ressources est essentielle si on veut éviter de se retrouver à court. À ce sujet, il faudra que je leur parle des bidons d'essence stockés dans la Chevrolet. Ce n'est qu'une goutte d'eau dans la mer, mais même l'océan est composé d'une multitude de particules qui forment l'ensemble d'un tout...

J'aurais espéré que le sommeil d'Isaac soit suffisamment profond pour me permettre d'écarter un dialogue. Après ce que je viens de voir et de vivre, je n'ai plus la force de parler. À croire qu'on ne s'endurcit jamais vraiment... Une horreur si grande ne peut que marquer à jamais les esprits et je me demande comment Tamashi se sent actuellement. Et je n'ose même pas penser à Skana... Si elle n'était plus en mesure de s'exprimer, j'ai proposé de ramener le corps de Richie. L'abandonner derrière nous me paraissait inconcevable.

Sauf que le Japonais ne partageait pas mon avis...

Il valait mieux éviter de faire entrer cet organisme contaminé à l'intérieur de la zone considérée comme saine. Aux premières lueurs de l'aube, une équipe serait envoyée pour s'en « occuper » et commencer le nettoyage de l'usine. Malgré sa dureté et cette décision qui n'a pu que recueillir un désaccord inavoué, je pense toujours que le « samouraï » n'est pas un tyran. Il fait ce qui est juste autant que nécessaire, avec une assurance certes déconcertante.

Contrairement à d'autres...

Quand j'y réfléchis, je n'ai jamais été attaché à quelqu'un. Pourtant, je peux imaginer l'immense tristesse causée par une perte aussi soudaine et choquante.

Tu te noies dans tes propres mensonges, Nathan !

Je n'ai pas besoin de formuler la moindre parole pour que mon camarade perce à jour le mal-être qui me chamboule le cœur. Mon pas traînant et ma figure déconfite révèlent l'abattement qui pèse sur mes épaules.

– Hé ! Ça va ?

Je suis pris d'un malaise en entrant dans le wagon. L'ensemble du décor s'est subitement mis à tourner. La fatigue et ces émotions trop intenses forment un cocktail dangereux. Tandis que je titube, il ne met que quelques secondes à réagir. Un bras autour de ma taille, son aplomb retient le poids menaçant de s'écrouler. En fermant les paupières, j'essaie d'oublier ce tourbillon infernal qui menace mon équilibre. Mais des flashs s'y projettent pour torturer mon esprit. L'exécution de Richie a été trop brutale pour que je parvienne à la digérer. Le vase était déjà prêt à déborder... À présent, cette succession de vagues ont laissé place à un ennemi bien plus terrible. C'est un gigantesque tsunami que j'ai l'obligation d'affronter.

– Donne-moi... à boire...

Je n'ai jamais été un amateur d'alcool. La loque qu'était devenue ma mère, à cause de son amour pour la bouteille, m'a suffisamment échaudé. Sauf qu'au point où j'en suis, ma seule envie est de m'enivrer dans l'espoir d'oublier le traumatisme qui s'installe.

– On va s'asseoir tranquillement...

Sa voix se pose dans le creux de mon oreille afin de me rassurer. Ma vue s'est soudainement troublée et je ne perçois rien d'autre qu'un amas de couleurs ternes, comme provenant de la lunette encrassée d'un kaléidoscope.

En revanche, je sens le soutien qu'Isaac m'apporte. Même si mes jambes tremblent et défaillent, il ne me laissera pas tomber. Une façon de rendre la pareille à l'aide que je lui ai apportée.

– Attends-moi une minute, je vais te chercher de l'eau...

– Non ! Je veux... Je veux quelque chose de fort !

Alors qu'il s'éloigne après m'avoir assis sur ce qui me semble être le sac de couchage, je lui balance en pleine gueule ma détresse. Les paumes contre mes tempes, j'aimerais extraire ces souvenirs qui commencent à devenir trop douloureux.

– On n'a pas ça sous la main et, crois-moi, te mettre une mine ne résoudra rien !

Je ne prête presque plus attention à ses paroles. La lutte contre ces cauchemars éveillés m'accapare entièrement. Une nouvelle fois, j'entends les balles siffler et meurtrir la corps de Sam. Je revois Edwige Newton, cette chargée d'affaires, suppliant du regard ceux qu'elle voyait comme ses sauveurs de ne pas mettre fin à ses jours. Et cette famille de fermiers entièrement décimée par la peur de connaître le verdict de leurs lendemains. Même si je m'attendais à ce que mon tour vienne un jour, j'ai bien peur que la folie de notre jugement dernier commence à m'atteindre.

– T'es brûlant...

Si mon crâne me donne l'impression d'être devenu une cocotte minute, sentir la fraîcheur de ce liquide me procure un bref soulagement dans la douleur. Je n'ai ni entendu Isaac partir ni entendu revenir.

C'est comme s'il avait été toujours là...

Alors qu'il m'impose une seconde gorgée d'eau, j'essaie de renforcer le lien qui me raccroche encore à la réalité. En me laissant attraper par ces multitudes de mains qui essaient de m'attirer vers les limbes, je perdrai la raison qu'il me reste et ce qui me définit. Je dois oublier le regard empli de désespoir de Richie et m'accrocher à ses épaules qui tentent de me hisser hors de cet abîme d'une profondeur abyssale.

Je ne dois pas baisser les bras, pas maintenant, pas après tout ce que j'ai traversé...

– Repose-toi. On en parlera demain.

En me harponnant à son timbre suave et rassurant, j'ai envie d'ouvrir les yeux ; de revoir ce visage qui devient d'heure en heure de plus en plus familier. La survie exacerbe nos émotions, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Si je me sens complètement paumé, il m'apporte l'ancrage dont j'ai cruellement besoin au moment approprié.

Mais mes paupières ne font que cligner, tandis qu'elles s'obstinent à ne pas vouloir s'ouvrir. Dans un état second, je sens qu'on me bascule contre ce duvet dont le moelleux de l'accueil m'apporte une once de bien-être dans cet instant pénible.

Et puis, cette présence si agréable tente de s'éloigner avant que mes doigts ne saisissent cet avant-bras pour la retenir.

– Reste... Je t'en... supplie...

Pour la première fois, depuis un temps si lointain qu'il m'apparaissait appartenir à une autre vie, je ressens le besoin irrépressible d'avoir un contact physique. En l'attirant contre moi, je sens que sa résistance ne s'oppose aucunement à mon initiative.

Une façon de se sentir vivant dans un monde où la Mort a pris les rênes de la partie en choisissant ses prochains disciples au hasard, d'un simple lancé de dés...

OrionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant