ℭ𝔥𝔞𝔭𝔦𝔱𝔯𝔢 3

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Je n'en pouvais plus. Comment deux personnes pouvaient-elles mourir en si peu de temps ? C'était incompréhensible, presque absurde. Le clan entier semblait basculer dans le chaos, et cette sensation d'étouffement ne me lâchait pas.

Je traversai le village d'un pas rapide, la tête bourdonnante. Le froid du matin ne me réveillait plus, c'était comme si tout s'effondrait autour de moi. 

Instinctivement, je passai une main dans mes cheveux, remettant en place la mèche émeraude qui tranchait avec mes cheveux noirs de jais. Mes yeux, assortis à cette mèche singulière, fixèrent mon reflet dans une flaque d'eau à mes pieds. Un instant, je me perdis dans ce regard, essayant de trouver une explication, une réponse. Mais tout ce que je voyais, c'était mon propre visage, tendu, fatigué.

Reprenant mes esprits, je me détournai brusquement de la flaque et partis en courant vers ma cabane. Mon cœur battait à tout rompre, non pas seulement à cause de la course, mais parce que tout autour de moi semblait s'effondrer. J'aurais voulu pouvoir me réfugier quelque part, trouver quelqu'un à serrer dans mes bras, quelqu'un qui pourrait m'apaiser, mais ici, dans notre clan, ce genre de réconfort n'existait pas.

Chez nous, dès la naissance, nous étions séparés de nos parents. N'importe qui dans ce village pourrait être mon père ou ma mère, mais je ne le saurai jamais. C'était la tradition. Ça ne nous choquait pas, c'était notre normalité. Pas de parents, pas d'attachement. Et ce n'est qu'à l'âge de seize ans que l'amour devient une possibilité, avant, c'est interdit. Strictement.

Je ralentis ma course, une image soudaine menaçant de me submerger. Je faillis trébucher tant elle était vive dans mon esprit. 

Un garçon. Insouciant. Treize ans. Ses cheveux couleur noisette s'agitaient toujours autour de son visage souriant. Deux mots, juste deux, et c'en était fini. Je ne l'ai plus jamais revu. Tout le monde le pense mort. Et honnêtement... qu'aurait-il pu lui arriver d'autre ?

Perdue dans mes pensées, je ne remarquai pas tout de suite Rhéa s'approcher de moi. Elle posa une main douce mais ferme sur mon épaule, me ramenant à la réalité.

- Sienna, tu ne devrais pas rester seule ici. Ce n'est plus sûr, surtout pour une apprentie de 14 ans.

Je hochai la tête sans vraiment comprendre, encore étourdie par mes souvenirs. Pourquoi restais-je plantée là, comme si je pouvais changer quoi que ce soit ?

- Tu sais ce qu'il s'est passé ? demandai-je, ma voix trahissant l'angoisse que je m'efforçais de dissimuler.

Rhéa secoua la tête, un soupir silencieux s'échappant de ses lèvres.

- Je crois que personne ne le sait vraiment, me répondit-elle doucement. Mais ce qui est sûr, c'est que tu ne devrais pas rester là seule. Allez, rentre chez toi.

Elle me fit un sourire chaleureux, un sourire qui aurait dû m'apaiser, mais qui ne réussit qu'à me rappeler à quel point tout semblait hors de contrôle. J'acquiesçai lentement, incapable de dire quoi que ce soit. Puis, je me retournai pour rentrer, mes pas résonnant dans le silence du village.

Je franchis le seuil de ma cabane, le souffle court, le cœur en ébullition. Je voulais juste retrouver ma couchette en peau d'ours, m'y allonger et tout oublier, même si je savais que ce serait impossible. Mais au lieu de me calmer, la rage monta en moi, bouillonnante, incontrôlable. Elle me submergea d'un seul coup. Sans réfléchir, je poussai un cri de frustration, un hurlement qui résonna dans les murs de bois.

Mes mains tremblantes se saisirent de ma dague, cette dague magnifique ornée de délicates fleurs dorées. Elle était censée être un symbole de maîtrise, de contrôle. Aujourd'hui, elle ne semblait être qu'un instrument de destruction entre mes mains. Je voulais tout casser, tout réduire en miettes. L'angoisse, la colère, tout ce que je ressentais, je voulais l'anéantir.

Je levai la dague, prête à frapper la petite armure qui décorait un coin de ma chambre. Mais au dernier instant, mon bras se figea en plein mouvement, l'épée arrêtée en l'air. Ce n'était pas quelqu'un qui m'avait stoppée, c'était moi.

Ne laisse jamais la rage t'envahir, sinon elle te détruira.

Cette phrase, que j'avais si souvent dite aux autres pour les apaiser, résonnait maintenant dans mon esprit. Et, comme si ces mots étaient magiques, ils me ramenèrent à moi-même. Je respirai profondément, mon corps se relâchant peu à peu. Mon poing se desserra, et la dague retomba doucement sur le sol.

C'était fou. Comment avais-je pu en arriver là ? Moi, qui prêchais le calme et la réflexion, je venais de perdre pied.

Toc, toc, toc.

Je n'avais aucune envie de me lever. Pas l'ombre d'une envie que quelqu'un vienne troubler mon silence. La chaleur de ma couchette en peau d'ours me tenait enserrée dans un cocon de réconfort, m'éloignant de la réalité oppressante qui m'entourait.

Je restai immobile, mes pensées enchevêtrées dans un fil de colère et de désespoir, figée dans le silence pesant de la pièce.

- Allez, je sais que tu es là !

La voix d'Orin perça le silence, tranchante comme une flèche. J'avais déjà envie de lui crier de s'en aller, mais mes lèvres restèrent scellées. Je ne voulais pas qu'il me trouve dans cet état, en train de pleurer pour des choses que je ne pouvais changer.

La porte s'ouvrit lentement, et Orin pénétra dans ma cabane, sa silhouette se découpant dans l'entrée. Il se campa fièrement devant moi, les bras croisés sur sa poitrine.

- Comment peux-tu être de si bonne humeur maintenant ? Ça ne te touche pas, c'est ça ? Tu es juste un égoïste qui se fiche de savoir qui c'est, tant que ça ne t'affecte pas ! lui criai-je

La colère s'enflamma en moi, une flamme insatiable. 

- Donc, parce que tu ne comprends pas, tu rejettes la faute sur les autres ? C'est joli, ça, bravo !

Sa réaction était si prévisible. Je le connaissais par cœur. Il s'était toujours comporté comme s'il savait tout, comme s'il était le seul à souffrir.

Il se retourna brusquement, son visage se durcissant sous l'effet de ma colère. Je pouvais voir sa fureur prendre le pas sur sa tristesse. Il claqua la porte derrière lui, le bruit résonnant comme un coup de tonnerre dans le silence de ma cabane, me laissant seule avec mes pensées tourbillonnantes.

Je ne savais pas si je devais le regretter ou pas. Peut-être que j'avais tort d'être si ferme, mais je savais qu'il ne comprendrait jamais, vraiment jamais.


Les serments du sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant