Chapitre 1

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Je dois l'avouer... ma rencontre d'hier avec Albert me perturbe encore. Une part de moi doute que ce soit vraiment arrivé. J'ai attendu ce moment depuis si longtemps, ne serait-ce que pour avoir une parcelle de réponse à mes éternelles questions. Pourquoi est-ce que je ne meurs pas après un peu plus d'un siècle et demi d'existence ?

J'étais certaine que cet homme plus grand que nature allait pouvoir m'aider, m'éclairer, voire qu'il serait flabbergasté quand j'allais lui apprendre que j'ai 166 ans, en pleine forme et toutes mes dents. Mais je n'ai eu droit qu'à un regard évasif à travers la fumée blanchâtre de sa vieille pipe. L'odeur âcre vanillée hante encore ma mémoire olfactive. Je crois que je n'oublierai jamais cette odeur de déception.

Me voilà, maintenant, assise à la même table du même petit Café de la veille et peut-être buvant dans la même tasse de café ébréchée d'hier, je jette un coup d'œil de l'autre côté de la fenêtre. Mes yeux fatigués parcourent le pavé mouillé qui se rend jusqu'à la plus incroyable église qu'il m'ait été donné de voir dans ma longue et interminable vie. Je me surprends à penser que la pluie de Köln — certaines personnes préfèrent Cologne— n'a toujours pas réussi à nettoyer les pierres enchâssées du vieux mastodonte. La cathédrale idyllique reprend peu à peu son air médiéval après avoir été en partie détruite, il y a 9 ans de cela, par des salves d'artillerie entre les Allemands et les Américains, durant la 2e guerre mondiale. J'en connaissais son dénouement tragique, pour avoir regardé des dizaines de docus à la télé, mais ce n'est rien comparativement à avoir traversé en vrai cette période du 20e siècle qui, je vous l'assure, fut bien plus éprouvante que vous ne pourriez l'imaginer.

Il est tout de même impressionnant de voir que la reconstruction est presque terminée. Un échafaudage brinquebalant entoure encore la tour nord-ouest. La démarcation entre les vieux blocs de pierre et ceux utilisés pour les réparations sera à jamais perceptible, comme une blessure qui ne cicatrisera jamais. Je m'en souviens, parce que je l'ai visité en 2007, lors de mon passage ici, en Allemagne, avec mon oncle et ma tante. J'avais 10 ans à cette époque... mon adolescence me paraît si loin maintenant. Je sais, vous vous dites que ce n'est pas possible, puisque nous sommes en 1954. C'est une histoire longue...

Je ne suis jamais entrée dans la cathédrale ! Même pas en 2007, parce que ma tante Gina était trop fatiguée ce jour-là et que nous sommes retournées à notre hôtel sans même avoir mis un pied sous l'arche de la porte. Je n'ai toujours aucune idée de ce dont elle a l'air à l'intérieur. Je me forme toutes sortes d'images lugubres et ça la rend encore plus terrifiante à mes yeux.

« Alors, pourquoi pas maintenant ? » me direz-vous.
« Serait-ce de la peur ? » vous ajoutez.
« Suis-je effrayée ? » Ah ! ça, c'est certain que j'ai peur, et pas qu'un peu !
« Et peur de quoi ? » vous me demandez. J'ai peur... j'ai peur de...

Je préfère boire la dernière gorgée d'un café trop fort m'obligeant à enfouir au fond de moi ces sornettes qui finissent tout le temps par tourmenter ma quête de savoir.

Un vieil homme marche sur le trottoir devant le Café où je suis assise depuis plus de deux heures et celui-ci réussit, pour un court moment, à me faire oublier mes idées noires. Le mortel au dos courbé passe lentement près de la vitre ruisselante qui me sépare de lui. Je peux suffisamment apercevoir celui-ci à travers la buée causée par ma respiration. Nos regards se croisent brièvement juste avant qu'un courant d'air soulève la toile usée de son parapluie ; l'allemand peine à tenir celui-ci au-dessus de sa tête. La moitié de ses cheveux hirsutes virevolte avec le vent, ce qui me rappelle encore une fois ma rencontre d'hier avec un autre homme à peine plus âgé que lui.

Son pied gauche bute contre une aspérité du pavé, il se reprend, je suis prête à bondir et à sortir pour lui venir en aide au cas où il en aurait besoin, mais il se redresse, passe une main sur ces cheveux ébouriffés et continue son chemin, un peu...

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Son pied gauche bute contre une aspérité du pavé, il se reprend, je suis prête à bondir et à sortir pour lui venir en aide au cas où il en aurait besoin, mais il se redresse, passe une main sur ces cheveux ébouriffés et continue son chemin, un peu gêné de sa maladresse devant public... modestement moi.

Ma tête est tournée complètement pour le suivre de mon regard inquiet, ma joue collée à la vitre froide, je le vois qui replace son parapluie plus près de lui, puis disparaît au coin de la rue.

Je sursaute lorsque la jeune serveuse — elle porte une longue tresse blonde qui tombe lourdement sur son épaule gauche quand elle se penche au-dessus de ma tasse — se présente à ma table avec une vieille cafetière de porcelaine garnie de jolis dessins bleus. Elle sourit d'un sourire chaleureux, mais étrangement sans vie. Un des vestiges que la guerre a laissé derrière elle.

-Kaffee? me demande-t-elle dans un accent allemand écorché. De toute évidence, elle ne vient pas de la région.

Je lui fais signe que non, j'ai assez bu de café depuis ce matin. À peine a-t-elle tourné les talons que mes pensées me ramènent à la veille. Je me repasse la scène pour la... bof! Je ne compte plus le nombre de fois que je reviens sur cette foutue scène depuis hier. Après tout, ce n'est qu'une fois de plus ou une fois de trop.

La Bucket list d'une immortelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant