Le Continent des Morts

06. L'assaut

 — Qu'est-ce que tu fous, Corbin ? gronde Asha, que le brusque virage a pratiquement encastré dans la portière.

— Y a des survivants, répond-il simplement en donnant un coup de volant sec vers la gauche.

La voiture vacille un instant lorsqu'un zombie heurte son flanc. Le corps déjà putréfié est projeté en pleine trajectoire du véhicule qui les talonne. Ses bras en charpie frappent l'asphalte tandis qu'il disparaît sous les roues dans un craquement écœurant.

— On n'a pas de putain d'ordres. On l'a pas suffisamment répété à l'entraînement ? braille Asha. On suit. Les putains. D'ordres !

— Y a une gamine, réplique simplement Corbin en stoppant net le Masstech à une trentaine de mètres de l'épicerie.

Les beuglements des rescapés ont attiré les zombies comme des mouches vers une charogne fraîche. Une petite armée se dresse dorénavant entre les liquidateurs et le bâtiment. Corbin n'entend plus les protestations agacées d'Asha, qui défait tant bien que mal sa ceinture. Son attention est tout absorbée par une silhouette titubante qui approche, un rictus affamé barrant son visage décomposé. Le souffle fétide de la créature s'écrase contre la vitre quand elle se penche pour scruter l'intérieur du blindé.

D'un geste sec, Corbin ouvre la portière. La fenêtre renforcée est propulsée avec une telle puissance que le crâne du zombie éclate sous l'impact. Sans une hésitation, il bondit hors du véhicule, et foudroie trois goules d'une rafale de son HK 416.

À l'arrière, Dachs et Gabriel l'ont imité. Enzo tarde à s'extraire, comme tétanisé par le spectacle qui s'étend au-dehors.

— Tu fais chier, Corbin ! Le commandant va nous tuer... Si on crève pas avant ! hurle Asha pour couvrir le son de la salve qu'elle vient de libérer.

Corbin n'écoute pas. Il a pris la tête de la petite troupe et progresse rapidement vers sa cible. Asha intègre les rangs en fulminant. Elle jette un bref coup d'œil au drap qui flotte doucement, et aux deux survivants qui braillent à n'en plus finir. Ce sont bien des humains. Et cons, en plus de ça. À chacun de leurs cris, deux nouveaux zombies surgissent comme des cafards d'un vieux frigo. L'épicerie est pourtant au milieu de nulle part. Il n'y a, autour, que quelques bâtiments. Il ne peut y en avoir beaucoup plus dans les parages.

Une quarantaine de morts-vivants hantent maintenant le parking. Gabriel a réglé son arme au coup par coup. Chacun de ses tirs est précis et fatal. L'accès à la boutique, à une dizaine de mètres, est presque dégagé. Il se retourne pour glisser un encouragement à Enzo, mais il n'est ni à sa droite, ni à sa gauche. Son cœur s'emballe. Il balaye rapidement le parking du regard et cherche avec appréhension son corps parmi les cadavres qui jonchent le bitume. Il étouffe un juron lorsqu'il aperçoit la horde de zombies qui s'agglutinent autour du Masstech. Dans l'habitacle, le gamin s'agite pour verrouiller toutes les issues.

— Putain, murmure Gabriel pour lui-même. Qu'est-ce que tu fous ?

— Dix avec Gabriel, ordonne Asha, reprenant la direction des opérations. Sécurisez le périmètre. Corbin, Dachs, toi... Keith, et toi... Robbe, poursuit-elle en déchiffrant les noms sur les patchs brodés de deux hommes aussi grands que larges. Avec moi !

À l'intérieur, les monstres se sont massés près de la devanture. Ils seraient déjà sortis si un amoncellement de cadavres n'empêchait l'ouverture de la porte. Ils lâchent des grondements rageurs et contemplent, impuissants, les silhouettes s'aligner derrière la baie vitrée, comme un peloton d'exécution.

Dans une cascade de verre brisé, les liquidateurs laissent éclater la fureur de leurs armes. Les créatures s'effondrent dès les premières rafales, mais ils s'acharnent encore quelques secondes. Leurs tirs n'éventrent plus que quelques boîtes de céréales, projetées dans le magasin comme du popcorn surchauffé. Asha lève enfin le bras et met un terme à l'assaut. Ils avancent prudemment sur le sol tapissé de feuilles de laitue, de liquides gluants et de bris de verre.

Asha désigne une porte restée close, derrière le comptoir. D'un coup de pied précis, Corbin fait sauter la serrure. La porte bascule sur un escalier sombre. Ils n'y voient rien, mais ils devinent, tout au bout, des râles sourds et des griffes qui raclent les boiseries.

Gabriel, quelques mètres en contrebas, tire une dernière fois vers le Masstech. Le corps décharné d'un mort-vivant s'effondre contre le pare-brise. Enzo, à l'intérieur, a réussi à se hisser à la place du conducteur. Il est paralysé, ses mains tremblantes rivées au volant. Lorsque Gabriel ouvre la porte, il a toujours les yeux plongés dans ceux du monstre affalé sur le capot.

— M... Merde, bafouille-t-il simplement.

Son regard glisse enfin sur le parking et au-delà. Des ordres ont dû être donnés, car une trentaine de véhicules du convoi se sont joints aux festivités. Des soldats, un peu partout, achèvent méthodiquement chaque zombie.

— Tu peux sortir, souffle Gabriel. C'est terminé.

Progressant à la queue dans l'escalier étriqué, Corbin en tête, les liquidateurs sentent déjà l'odeur de la mort et de la décomposition. Dès qu'ils surgissent dans l'étroit corridor, une quinzaine de visages pourrissants se retournent avec lenteur. Corbin se laisse immédiatement tomber à genoux. Asha et Dachs l'imitent, permettant à Keith et Robbe, qui les talonnent, de mitrailler le couloir. Les balles fusent et touchent presque systématiquement leurs cibles. Quelques zombies tentent malgré tout de ramper vers eux, comme des ivrognes attirés par une alléchante bouteille de Jack Daniels. Quand le dernier coup retentit, Corbin n'entend plus qu'un sourd bourdonnement. Les armes ont craché leur venin à quelques centimètres à peine de ses oreilles et il a l'impression que ses lobes ont fondu. La sensation s'estompe, et il distingue à présent, derrière la seule porte de l'étage, les cris joyeux des survivants qui déplacent des meubles. Le visage de la gamine émerge enfin de l'encadrement, et Corbin laisse échapper un soupir de soulagement.

Asha pénètre dans l'appartement, suivie de près par la petite troupe. Le père, qui semble à la fois essoufflé et ravi, se laisse glisser le long du mur. Corbin s'approche de l'enfant en larmes et s'agenouille pour se mettre à sa hauteur.

— Il faut aider maman aussi ! déclare-t-elle d'une voix suppliante. Je vais la chercher !

Elle fait brusquement volte-face et passe à côté de deux autres soldats qui la regardent se précipiter vers une porte close.

— Elle est dans la salle de bains, sanglote la petite fille.

Asha est occupée à relever l'homme tandis que Dachs lance un bref coup d'œil par la fenêtre.

— La zone est sécurisée... Y'a plein de mecs à nous, annonce-t-il avec soulagement.

Corbin surveille la gamine avec un mince rictus satisfait. Son sourire se pétrifie alors qu'il l'observe se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre la clé enfoncée dans la serrure. Keith, l'un des deux colosses qui les accompagnent, visiblement amusé, pousse délicatement la fillette sur le côté et achève de tourner le sésame dans le canon. Tout s'efface autour de Corbin. Il n'entend plus qu'un léger sifflement.

Qui ferme une salle de bains de l'extérieur ?

Le temps se fige, et Corbin assiste à la scène comme au ralenti. Il distingue nettement la pomme d'Adam de Keith qui bouge, monte et descend, au rythme d'un rire muet. Il le voit poser une main amicale sur l'épaule de l'enfant. Il devine la tendresse dans chacun des gestes du liquidateur, tandis qu'il ouvre la porte. Et au moment précis où la femme surgit comme une baliste de la pièce tout juste déverrouillée, tout s'accélère à nouveau.

D'un geste fluide et d'une rapidité foudroyante, Corbin brandit son fusil. Le métal froid cingle l'air comme un fouet. Il croit déjà entendre les gémissements du soldat qui se noient dans un répugnant gargarisme lorsque les dents du spectre s'enfoncent dans son cou. Il le voit déjà s'affaisser lourdement pendant que « maman », du sang plein la gueule, pousse un rugissement bestial. Corbin sait qu'il a réagi une fraction de seconde trop tard.