05. Survivants ici

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Vu du ciel, l'immense convoi de Véhicules Haute Mobilité, de 4x4, de Masstech et de blindés légers ressemble à un gigantesque ver de sable. Il avalera le millier de kilomètres qui le séparent de son objectif, sur la rive droite du Potomac, face à Washington, en un peu plus d'une journée.

Le petit Masstech, emmené par Corbin, bondit et tressaute sur le chemin poussiéreux qui serpente le long de la US 6. D'ici la fin de matinée, cette interminable avenue qui relie Provincetown à la Californie, l'aura mené tout près de Providence. En théorie, le trajet le plus court pour rallier Arlington passe par le centre névralgique de la côte Est : New York, Philadelphie, Baltimore. La quantité de zombies et d'Enragés qui devaient s'y trouver avait cependant convaincu l'État-Major de prévoir un itinéraire bis plus engageant. Ils emprunteraient donc uniquement les chemins de traverse et les petites routes de campagne.

Corbin, les mains crispées sur le volant, s'efforce de rester dans les sillons creusés par les roues des véhicules de tête. Asha, sur le siège passager, scrute les alentours avec attention. Gabriel, Enzo et Dachs sont entassés à l'arrière, serrés dans une chaleur toute métallique, qui pèse sur eux telle une chape de plomb. Le paysage défile rapidement sous leurs yeux. La Grand Army of the Republic Highway, autrefois artère vivante, n'est plus qu'un cimetière d'acier. Les voitures abandonnées ou accidentées s'y empilent comme des stèles érigées en mémoire d'une civilisation effondrée. Il est facile de deviner, dans les traces de dérapage qui couvrent l'asphalte, les scènes de chaos qui s'y sont déroulées.

À l'occasion, la topographie de la zone les oblige à s'éloigner temporairement de l'autoroute, et à se glisser dans un village voisin. S'ils y sont plus nombreux, les zombies ne le sont jamais suffisamment pour entraver la progression du lourd convoi. Au début, quelques conducteurs s'amusaient à faire de brefs écarts pour écraser l'un ou l'autre mort-vivant tentant de les rattraper dans une course pathétique. Les performances avaient été chaque fois saluées par des acclamations presque hystériques, jusqu'à ce que les radios crépitent des hurlements furieux du commandant Cicerone. Ils évoluaient à présent en silence, en formation serrée, dans la plus stricte discipline.

La discipline...

Gabriel caresse doucement la cicatrice de sa joue avec son petit doigt, perdu dans un océan de souvenirs. Il se revoit, quelques mois plus tôt, dans ce centre de recrutement où ils étaient venus s'entasser par centaines, comme des moutons poussés vers l'abattoir. Partout en Europe, ces établissements avaient rencontré le même succès. La simple promesse d'un salaire faramineux avait suffi à faire oublier le cauchemar qui l'accompagnait. Il se souvient de l'énorme gymnase, réquisitionné pour l'occasion, où il s'était assis sur un banc froid, entouré d'inconnus. Des groupes s'étaient formés ici et là, les uns bavardant avec nervosité, les autres ricanant pour masquer leur appréhension. Certains affichaient même l'air calme et décontracté du touriste participant à une visite guidée.

Les heures s'étaient étirées, et l'atmosphère de la salle, qui grouillait maintenant d'autant de candidats que de vermine sous un vieux tapis, s'était alourdie d'une sourde tension. Gabriel n'avait pas bougé d'un pouce, balayant régulièrement la pièce des yeux, s'amusant à deviner combien de temps chacun tiendrait avant de mettre les voiles. La mer de visages crispés bafouillait partout son angoisse.

— Ça commence à faire long, non ?

— Ils nous ont oubliés ou quoi ?

— 'Tain, mais y'a même pas un mec à qui demander ce qu'il se passe ?

Et c'était vrai. Gabriel l'avait remarqué dès son arrivée : pas l'ombre d'un militaire, pas un uniforme pour encadrer cette foule de plus en plus dense, nerveuse et bruyante. En milieu d'après-midi, l'acoustique du bâtiment amplifiait chaque éclat de voix à un point tel qu'il aurait juré avoir senti ses tympans fondre. Il avait donc pioché, dans une poche de son blouson, un petit étui d'où il avait sorti des bouchons d'oreilles. Il en avait toujours sur lui. Et toujours la même marque, spécialement conçue pour les musiciens. Bien sûr, il était moins Stradivarius, Fender ou Gibson que Beretta, Steyr Aug et Dragunov. Gabriel s'estimait malgré tout un maestro dans sa profession. Et les bouchons d'oreilles étaient un indispensable. Les sons avaient continué de flotter jusqu'à lui, toutefois à présent si étouffés qu'ils n'étaient plus que murmures indistincts.

Les heures avaient encore glissé, et il n'avait pas bougé. Autour de lui, une vague d'impatients en remplaçait une autre, avant d'à son tour déclarer forfait. Le gymnase s'était progressivement enfoncé dans l'obscurité. Vers vingt-et-une heures, ils n'étaient plus qu'une petite centaine de silhouettes floues, fébrilement éclairées par les lampes des téléphones portables. Gabriel se souvient distinctement avoir ressenti les premiers signes de la soif à ce moment précis. Il traînait la langue sur ses lèvres gercées, en quête d'un peu d'humidité, lorsqu'une main s'était brusquement posée sur son épaule gauche. Il n'avait pas eu le temps de se retourner qu'une bouteille était apparue à droite de son visage.

— Y a pas d'eau dans les chiottes. Mais il m'en reste un peu.

Gabriel avait observé quelques instants son bienfaiteur, un jeune homme aux cheveux bruns et au regard hésitant. Puis, satisfait de son examen, il avait accepté l'offrande. Depuis, Enzo n'avait plus quitté ses côtés.

Trois jours plus tard, lorsqu'un groupe de militaires investissait les lieux, ils n'étaient plus que deux.

— Bravo, messieurs, leur avait-on dit. Belle discipline. Quoi qu'il se passe à partir de maintenant, n'oubliez jamais les fondamentaux : discipline, patience, entraide.

La radio est muette depuis une bonne demi-heure. Les cinq compagnons ont peu à peu relâché leur prise sur la crosse de leurs fusils qui reposent à présent, inertes, sur leurs genoux. Gabriel, perdu dans le dédale de ses souvenirs, est soudainement tiré de ses pensées par un glapissement d'excitation. Dachs pousse frénétiquement du coude un Enzo somnolant, qui ricoche contre Gabriel.

— Regardez !

Dachs pointe du doigt un vieil immeuble délabré à un étage. Le rez-de-chaussée abrite une petite supérette. Une de ces épiceries sans âme, où l'on trouve tous les indispensables du quotidien ; bière bon marché, chips graisseuses et burgers surgelés. L'enseigne annonce simplement « Grocery Store », comme si le propriétaire n'avait pas jugé nécessaire de lui donner un nom. Derrière la vitrine poussiéreuse, une poignée de zombies traîne mollement dans les allées, fantômes confus parmi les rayons de détergents et de friandises périmées. L'un d'eux est planté à côté d'un étal, figé dans la pose de l'employé modèle prêt à encaisser ses clients. Mais ce n'est pas la boutique que Dachs désigne. À une fenêtre de l'étage pend un grand drap blanc souillé par la pluie et les intempéries. Dessus, griffonnés en lettres épaisses, ressortent deux simples mots : « SURVIVANTS ICI ». Et juste derrière, un homme agite frénétiquement les bras, pareil à un naufragé qui aperçoit enfin un navire à l'horizon. Au niveau de sa taille, une gamine singe ses mouvements avec la même intensité désespérée.

Dans une exclamation étouffée, Corbin tourne abruptement le volant, éjectant le Masstech de la file comme un carreau décoché d'une arbalète. Deux autres véhicules leur emboîtent immédiatement le pas. Les cris continuent de fuser depuis la fenêtre, guidant l'expédition salvatrice aussi sûrement qu'ils alertent tous les zombies du voisinage.

« La discipline » repense simplement Gabriel en souriant.

Le Continent des MortsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant