Chapitre 1 - Gabriel

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La ville était étrangement calme cette nuit-là, comme figée sous le regard de Gabriel. Appuyé contre la baie vitrée de son appartement, il observait les rues désertes, ses yeux bleu-gris sondant la noirceur de la ville illuminée çà et là de lampadaires blafards. Sa silhouette se fondait dans les ombres de la pièce, une ombre elle-même, à peine visible parmi les reflets de la lumière urbaine. Ses mains, aux longs doigts fins et légèrement veinés, étaient croisées derrière lui, laissant paraître une tension discrète qui affleurait à la surface de sa peau.

Gabriel incarnait la beauté dans sa forme la plus mystérieuse : des cheveux blonds, indisciplinés, qui tombaient autour de son visage, un regard perçant qui oscillait entre l’acier et le ciel, et une aura de calme mélancolie, comme celle de quelqu’un qui cherche quelque chose sans savoir quoi. C’était un écrivain à la réputation grandissante, mais peu attaché aux conventions. Ce qui l’attirait, c’étaient les histoires inexplorées, les vérités inaccessibles, les recoins sombres que la plupart préféraient ignorer.

Alors qu’il se détachait de sa contemplation nocturne pour retourner vers son bureau, une sonnerie le fit sursauter. L’interphone. Son visage se figea dans une expression à la fois curieuse et méfiante. Il fixa l’appareil un instant, comme s’il hésitait à répondre, puis tendit la main. Ses doigts se posèrent sur l’interphone avec une douceur nerveuse, comme s’il s’attendait à ce que ce simple contact puisse éveiller quelque chose de dangereux. « Oui ? » demanda-t-il d’une voix basse. Mais seul le silence lui répondit, dense et étrangement oppressant.

Il lâcha un soupir, mais le pressentiment demeura. Lentement, Gabriel ouvrit la porte de son appartement. La pénombre du couloir s’étirait, oppressante, ne laissant apparaître qu’une unique enveloppe posée sur le sol, juste devant le seuil. Elle était scellée d’une cire noire, où un étrange symbole semblait le fixer, en relief comme un avertissement silencieux. Il se pencha, ses doigts approchant lentement, presque avec une prudence instinctive, avant que sa main ne se referme délicatement autour de l’enveloppe. Il la souleva, ses yeux parcourant chaque détail de la texture usée, un peu granuleuse. Le contact du papier froid et rigide déclencha une vague de frissons qui remonta le long de son bras.

Refermant la porte derrière lui, il retourna à son bureau et s’assit, gardant l’enveloppe posée devant lui, comme s’il en sentait le poids à travers ses doigts. Il y passa ses pouces, notant la subtilité de la cire et la froideur du cachet. Il savait que cette lettre ne devait pas être ordinaire – l’atmosphère elle-même semblait s’épaissir, comme si la pièce retenait son souffle. Il déchira enfin le sceau, et un craquement sourd emplit l’air, comme un signal discret.

Le papier se déplia lentement sous ses mains, et les mots noirs se révélèrent un à un, écrits d’une encre un peu fanée. La lettre était manuscrite, chaque caractère appuyé, empreint d’une tension palpable, comme si celui qui l’avait écrite y avait imprimé une part de sa propre angoisse.

« Gabriel,

Vous ne me connaissez pas, mais vos mots m’ont touché. J’ai lu vos récits, senti votre goût pour ce qui échappe à la lumière, et je crois que vous pourriez comprendre ce que d’autres ignorent. Je vous écris depuis un lieu oublié, loin de tout, entre collines et marais, là où même le soleil peine à se lever certains jours. Ce village s’appelle Auresville, mais il est absent des cartes, effacé des mémoires. Les gens disparaissent ici. Sans trace, sans murmure, emportés comme des ombres dans la nuit.

Mais ce n’est pas seulement le lieu qui est étrange, Gabriel. Ici, les maisons semblent retenir quelque chose de plus profond, quelque chose qui chuchote sous les planchers, qui souffle derrière les portes closes. Ceux qui ont cherché à comprendre – le prêtre, par exemple – ont payé le prix fort. Son corps a été retrouvé, suspendu à une poutre dans l’église, comme un avertissement muet. L’institutrice, une femme de volonté, a disparu dans la brume une nuit, laissant son fils seul, errant dans les ruelles.

Il y a quelque chose de pourri ici, quelque chose qui échappe au visible mais se cache dans les silences. Si vous avez le courage, venez. Ce village a besoin de quelqu’un pour comprendre ce que d’autres refusent de voir. Mais sachez que certains secrets, une fois découverts, ne peuvent être oubliés. Venez à Auresville, Gabriel. Nous avons besoin de vous. Et peut-être, avez-vous aussi besoin de ce lieu. »

La lettre trembla légèrement dans ses mains, et il se rendit compte qu’il la tenait si fort que ses jointures avaient blanchi. La gravité de ces mots, leur étrangeté, réveillaient en lui une fascination terrifiante. Chaque phrase portait une lourdeur, un désespoir glacial qui semblait s’infiltrer dans l’air de l’appartement. Il passa une main nerveuse dans ses cheveux, observant cette enveloppe, ce message écrit par un étranger qui semblait pourtant si proche, comme s’il l’appelait par un besoin aussi inéluctable que la fin d’une histoire.

Il resta assis là, les doigts jouant machinalement avec le bord de la lettre, ses pensées errant dans des méandres sombres. Que lui restait-il, ici ? Peu de choses, en vérité. Une poignée de livres à moitié écrits, une solitude amère, un appartement trop vaste pour être vraiment un foyer. Il n’avait ni famille, ni amis qui pourraient s’inquiéter de son absence. La perspective de quitter cette vie ne lui inspirait rien d’autre qu’un étrange soulagement, comme si cette proposition surgie de nulle part offrait enfin un sens à sa dérive silencieuse.

Il pensa aux histoires, aux mystères oubliés qui peuplaient déjà ses écrits. Aller à Auresville… N’était-ce pas ce dont il avait besoin pour retrouver l’inspiration ? Il se surprit à ressentir une pointe d’excitation, mêlée d’une peur sombre. Peut-être que ce lieu renfermait ce que ses histoires cherchaient sans le trouver, peut-être qu’en s’y rendant, il pourrait toucher du doigt ce qu’il n’avait jamais vraiment osé explorer.

Une autre idée, plus obscure, venait aussi s’insinuer en lui, une pensée qu’il refoula presque aussitôt. S’il lui arrivait quelque chose là-bas… qu’importerait-il, après tout ? Il savait bien que cette vie ne tenait qu’à un fil, un fil si ténu qu’il s’étonnait encore de n’avoir jamais trouvé le courage de le rompre lui-même. La perspective de risquer sa vie à Auresville ne l’effrayait pas, au contraire, elle l’attirait, comme une échappatoire à l’indifférence pesante de son quotidien.

Les jours qui suivirent, Gabriel se surprit à s’occuper fiévreusement de ses préparatifs, comme un homme pris dans une course contre lui-même. Peu à peu, il laissa son appartement vide de ses affaires, de ses projets laissés en suspens, de ce qui avait pu autrefois lui donner un semblant de but.

Quelques jours plus tard, il partit.

L'envers des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant