Chapitre 5 - Lueurs De Mystère

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Le matin était froid et gris lorsque Gabriel quitta la maison. Les ombres des arbres, effilées sous la lumière blafarde, dansaient faiblement sur le chemin tandis qu’il avançait, un sac rempli des draps et couvertures usés qu’il avait récupérés dans les armoires. La nuit passée ne lui avait laissé aucun répit ; il était déterminé à faire disparaître les traces d’autres vies qui semblaient s’accrocher aux tissus, comme un souvenir tenace des présences passées. La laverie du village était un vieux bâtiment en briques défraîchies, ses fenêtres laissaient filtrer une lumière faible et tremblante. Gabriel inspira profondément avant de pousser la porte, préparé à affronter le regard des villageois qu’il sentait déjà peser sur lui.

À l’intérieur, deux femmes discutaient à voix basse. À peine Gabriel eut-il franchi le seuil que leurs têtes se tournèrent en même temps vers lui, leurs regards perçants le transperçant. Le silence s’installa, si lourd qu’il semblait palpable. La plus jeune des femmes, une brunette d’une quarantaine d’années, eut un sursaut en le voyant et quitta la laverie précipitamment, son regard empli de crainte se détournant à peine de lui jusqu'à la porte. Quant à la plus âgée, elle resta immobile, ses yeux ne le quittant pas un instant, une lueur énigmatique scintillant dans ses prunelles sombres.

Gabriel tenta de faire abstraction de son regard, se concentrant sur la préparation de la machine, mais la présence de la femme l’enveloppait, envahissante. Il sentait son regard percer chaque geste, chaque mouvement de ses mains. Finalement, n’y tenant plus, il tourna la tête pour lui lancer un regard qui se voulait rassurant, mais la vieille femme ne détourna pas les yeux ; au contraire, elle soutint son regard avec une intensité presque bienveillante. Après un instant de silence tendu, elle prit la parole d’une voix douce, légèrement éraillée par les années.

"Je vous vois étranger, vous n'êtes pas comme les autres ici…" dit-elle avec un sourire, sa voix empreinte d’une gentillesse qui semblait inédite dans ce village méfiant. Ses yeux, en revanche, avaient une lueur préoccupée.

Gabriel lui répondit d’un sourire, un de ces rares sourires sincères qui éclairait son visage et qui semblait suspendre le temps. La vieille femme le regarda avec une curiosité amicale et une tristesse qu’il ne parvenait pas à saisir pleinement. Elle lui demanda ce qu’il faisait là, et Gabriel lui répondit sans détours, expliquant où il logeait. À ce moment, il remarqua son regard changer, une ombre d’inquiétude passer dans ses yeux. Elle hésita, ses doigts jouant nerveusement avec son foulard, avant de se rapprocher de lui et, dans un murmure presque désespéré, l’avertit doucement.

"Ne restez pas ici… personne ne devrait rester ici trop longtemps."

Gabriel la remercia pour son conseil, d’un ton détaché, mais la femme insista, son regard s’intensifiant. Elle lui tendit un petit morceau de papier, y inscrivant son adresse.

"Si jamais… vous avez besoin de quoi que ce soit," murmura-t-elle, sa voix oscillant entre la bienveillance et une urgence palpable. Juste avant de quitter la laverie, elle effleura sa main, un geste presque maternel, et lui dit dans un souffle, "Faites attention à vous, jeune homme… vous êtes exactement le genre de personne qui disparaît ici."

Les mots résonnèrent en lui, glissant sous sa peau comme un venin glacé. Gabriel la regarda s’éloigner, figé, son cœur battant à tout rompre. Il resta un instant immobile, un frisson courant le long de son dos, ses doigts crispés sur le sac de linge. Le genre de personne qui disparaît ici… répéta-t-il intérieurement, tandis que le village autour de lui semblait s’étirer, se resserrer, comme un piège invisible.

Tentant de reprendre ses esprits, Gabriel lança sa machine puis quitta la laverie, cherchant quelque chose qui pourrait l’ancrer à une réalité moins oppressante. Il repéra le bar au bout de la rue, un bâtiment bas, aux fenêtres opaques, à travers lesquelles nulle lumière ne filtrait. L’idée d’un café lui sembla apaisante, un moment de répit au milieu de ce brouillard de méfiance et de regards suspicieux.

En poussant la porte du bar, Gabriel ressentit à nouveau cette pesanteur, comme si le monde autour de lui suspendait son souffle. Tous les regards se tournèrent vers lui, des regards inquisiteurs, hostiles. Le murmure des conversations s’éteignit, laissant place à un silence pesant, froid, presque accusateur. Gabriel s’immobilisa, balayant la pièce d’un regard avant de s’avancer lentement vers le comptoir.

Le barman l’observa avec méfiance, son visage marqué par la rudesse des années, avant de lui demander d’une voix distante ce qu’il souhaitait. Gabriel commanda un café, notant la tension palpable qui émanait du barman, comme si chaque parole échangée était une menace en suspens. L’homme prépara la boisson en silence, jetant des regards rapides et appuyés vers Gabriel, avant de reprendre sa discussion avec un autre client, tournant le dos avec indifférence.

Gabriel posa ses mains autour de la tasse brûlante, le contact de la chaleur dans ses paumes apportant un réconfort ténu. Son regard glissa à travers la pièce, scrutant les visages autour de lui. Des hommes et des femmes d’un certain âge, tous plongés dans une conversation qui reprenait lentement, mais tous continuaient de lui jeter des coups d’œil discrets, comme des prédateurs jaugeant leur proie. Pas un jeune visage, pas une seule expression d’ouverture, seulement des regards lourdement accusateurs.

Alors qu’il sirotait son café, perdu dans ses pensées, un homme assis non loin de lui se pencha discrètement vers lui. Gabriel sentit une odeur de whisky envahir l’air, une senteur âcre et forte malgré l’heure matinale. L’homme, voûté sur son verre à moitié vide, chuchota avec une nervosité presque palpable, son regard jetant des coups d’œil frénétiques autour de lui.

"Dégage d’ici, gamin," murmura-t-il d’un ton rauque, son souffle alcoolisé se mêlant à ses mots. "C’est trop dangereux pour les jeunes… ils ne reviennent jamais."

Sans un mot de plus, l’homme vida son verre d’une traite, se redressa et quitta le bar d’un pas incertain, laissant Gabriel troublé, avec un poids nouveau sur la conscience. Il tenta de se concentrer sur sa tasse de café, mais il pouvait sentir, une fois encore, tous les regards braqués sur lui. Une angoisse sourde et lancinante lui tirailla le ventre. Il finit son café, laissa un billet sur le comptoir et quitta le bar sans un mot, son esprit bourdonnant de questions sans réponses.

Il retourna à la laverie, récupéra son linge encore tiède, puis rentra à la maison, le cœur alourdi. De retour entre ces murs oppressants, Gabriel décida d’essayer de s’approprier un peu les lieux. Il attrapa un vieux balai abandonné dans un coin et commença à balayer, chaque coup de balai soulevant un nuage de poussière épaisse, saturant l’air d’une odeur de moisi. Le tissu de l’oubli et de l’abandon semblait s’accrocher à chaque surface, à chaque objet, et plus il nettoyait, plus il sentait l’oppression de la maison se rapprocher, comme si elle l’étreignait dans ses bras invisibles.

Entre deux coups de balai, Gabriel toussait, chaque particule de poussière semblant s’incruster dans ses poumons, mais il s’acharnait, obstiné, tentant de faire reculer cette atmosphère étouffante. La journée s’écoula dans un silence presque pesant, et lorsqu’il releva la tête, le soleil déclinait déjà à l’horizon, plongeant le village dans une lueur dorée presque irréelle.

Poussant la porte de la maison, Gabriel décida de faire un tour du village, espérant que l’air frais dissiperait la tension accumulée. Mais, alors qu’il marchait dans les rues désertes, les ombres semblaient s’allonger autour de lui, comme des bras silencieux prêts à l’étreindre. La forêt, tapie aux abords du village, se dessinait en une masse obscure, menaçante, chaque arbre comme un spectateur silencieux de ce drame qui semblait se jouer autour de lui. Gabriel frissonna, le sentiment d’être observé plus fort que jamais, se demandant combien de temps encore il pourrait supporter l’atmosphère oppressante de cet endroit où chaque recoin semblait murmurer des avertissements sourds.

L'envers des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant