Chapitre 1

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Comté d'Orkiel, Duché du Sud

Royaume d'Arrath, An 692 du calendrier royal


Laufey détesta l'absinthe dès que ses yeux la remarquèrent. Cette liqueur d'un vert tapageur agressait son regard où qu'il portât. Son éclat se propageait des carafes aux coupes de cristal. Il la narguait en échos sur les grandes glaces et les pendeloques de diamants, jusque dans le sourire des dames, sourdant de chaque surface un peu trop brillante. Elle était à la fois le prétexte à l'amusement et l'amusement lui-même, offrant un délicieux oubli de la réalité. Même l'air s'en trouvait saturé. Toute la cour respirait l'absinthe. Par égard pour sa famille, qui croyait fermement qu'un travail bien fait ne pouvait pas s'effectuer sous l'emprise de l'alcool, Laufey goûtait peu aux joies éphémères de l'ivresse. La seule vue de cette eau verte la confortait dans cette idée. La tête lui tournait à simplement la regarder de trop près.

Après des mois d'accoutumance au climat et aux mœurs qui avaient cours ici, Laufey commençait à accepter sa situation. Le comté du prince-marchand Sforanza se situait dans un joli vallon, près d'un bois touffu qui offrait une frontière naturelle avec la région voisine. Parfois, lorsque le vent soufflait dans la direction de la cité, Laufey pouvait sentir les fraiches odeurs du Nord lui parvenir. Elle retrouvait ce mélange caractéristique de résine et d'iode qui avait fait toute son enfance, lorsque la brise se montrait clémente. La cour frissonnait, enveloppée de capes et de manteaux, à chaque fois que le Nord, sis derrière les bois, se rappelait à leur souvenir.

Dans le royaume d'Arrath, chaque région, chaque duché, possédait sa propre identité et ne manquait aucune occasion de démontrer sa supériorité. Forts de leur éternelle rivalité, aussi différents que le jour et la nuit, le Nord et le Sud s'observaient en chien de faïence depuis des siècles, par-delà cette mince frontière composée autant de conifères que de murs de pierres. Sachant sa région natale si proche et pourtant inaccessible, le cœur de Laufey saignait en secret. Derrière les remparts de son silence s'accumulaient mille et un regrets.

Poussée hors de l'échoppe familiale par contrainte autant que par ambition, la jeune fille avait profité d'une caravane commerçante pour faire le trajet sur les grandes routes jusqu'à la ville la plus proche. Par-delà la frontière, Orkiel l'Étincelante représentait la première cité digne de ce nom que les voyageurs rencontraient dans le Sud. Passés les quelques hameaux de cultivateurs en lisière des bois, l'élégante citadelle de pierres blanches s'élevait derrière sa muraille en une dentelle de tours, de dômes et de toits pentus couverts de tuiles écarlates, dans un joyeux désordre où la plus petite bâtisse souhaitait se démarquer de ses sœurs. Il y avait tant de dissemblance avec les forteresses du Nord, grises et austères quoiqu'impressionnantes, que les caravaniers eux-mêmes n'avaient pu retenir une exclamation ravie en découvrant Orkiel.

D'abord émerveillée par ce nouveau paysage, Laufey avait rapidement déchanté en entrant dans la ville. La misère suintait derrière les bouches closes et les yeux hagards. Sous le vernis écaillé des négociants apparaissaient çà et là les stigmates d'une vie trop opulente pour demeurer saine. Plus la petite Nordique s'approchait des quartiers riches, plus les maisons à colombages cédaient la place aux colonnades et aux regards suspicieux qu'elles dissimulaient. Toutes les villes du royaume devaient se ressembler, finalement. Elles possédaient toutes leur part d'ombre. Laufey n'avait pu se départir de son malaise grandissant en se rapprochant du palais. L'atmosphère d'Orkiel lui paraissait étouffante. Derrière le sourire d'un marchand auquel elle demanda son chemin, ou dans les yeux scrutateurs d'un domestique qui alla annoncer son arrivée au chef d'ateliers, elle lisait une animosité latente. Les étrangers n'étaient pas les bienvenus.

Laufey n'aimait pas Orkiel. Peut-être parce qu'il y régnait une chaleur suffocante en cette saison. Peut-être parce que le pollen volatile lui rendait la vie difficile en piquant ses yeux et son nez à longueur de journée. Peut-être parce qu'elle n'aimait tout simplement pas ce climat de duplicité dans lequel baignait la cour, duquel elle était proche sans le vouloir. Ses parents pouvaient être fiers d'elle. En à peine quelques semaines, elle s'était taillée une petite place confortable dans les ateliers de joaillerie. Le comte lui-même était venu la recommander au contremaître en chef pour un poste à plus haute responsabilité que celui d'ouvrière. Le prince-marchand d'Orkiel avait fait de l'orfèvrerie la spécialité de son comté. Toute la bonne société s'arrachait les créations de ses artisans. Les nobles du royaume venaient s'approvisionner directement dans ses mines. Les Sangs royaux eux-mêmes, les grands princes qui gouvernaient le pays, remarquaient ses œuvres. Sa richesse reposait entre les doigts habiles de ses mineurs et ses joailliers. Il en était parfaitement conscient, aussi avait-il su déceler le talent de Laufey sous sa bouille crasseuse et son extraordinaire propension à éternuer bruyamment. Cette dernière ne pouvait que l'en remercier. La lettre envoyée à ses parents les avait rassurés sur l'avenir de leur unique fille, les encourageant à ne plus être continuellement sur son dos pour la surveiller. Du haut de ses maigres dix-huit ans, Laufey était enfin libérée de la tutelle parentale et de la jalousie paternaliste de son ancien maître d'apprentissage. Elle pouvait montrer toute l'étendue de son savoir sans avoir à le justifier.

Sa famille avait néanmoins raison sur un point : elle réfléchissait beaucoup trop pour son propre bien. Elle s'était perdue dans ses souvenirs. Tout entière tournée vers ses réflexions, ce fut avec un temps de retard qu'elle s'aperçut de l'heure. Le soleil entamait sa descente, par-delà la lucarne de sa chambre. Se faufilant telle une souris dans l'obscurité naissante, elle quitta son logement de fonction, courut sur la pointe des pieds le long du couloir, en espérant ne pas alerter les artisans dormant à cet étage, puis dévala l'escalier tordu qui faisait le tour du bâtiment abritant l'atelier principal. Elle disposait de peu de temps pour traverser l'esplanade et les jardins, et rejoindre l'aile est du palais. Elle avait la chance de n'être guère remarquable physiquement. Ses parents disaient souvent qu'elle ne ressemblait pas à grand-chose avec ses longs cheveux bruns en broussaille, ses yeux gris et sa peau pâle marquant rapidement les hématomes. Pour elle, loin d'être une source de mal-être, il s'agissait d'une aubaine. En passant sous les baies vitrées de la salle de bal, un déluge de musique et de rires l'engloutit, que le verre ne saurait correctement étouffer. Elle osa un coup d'œil par-dessus son épaule. Mal lui en prit. Disséminée un peu partout dans ce somptueux décor, l'absinthe lui envoyait des clins d'œil mutins. Laufey serra les dents et continua son chemin. 

L'Ange vertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant