Chapitre 4

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Le spectacle qui l'attendait à l'intérieur la figea sur le seuil. La pièce se révélait plus grande que ne le laissait présager la taille de la tour elle-même. Vaste salle ronde, haute de plafond, elle évoquait à la petite provinciale la gueule d'une bête énorme, vomissant tapis aux teintes flamboyantes, étagères débordant de livres et d'objets tous plus insolites que les autres. Prisonnier d'une volière trop exiguë pour lui, un rouge-gorge pépiait sur sa branche sans discontinuer. Là où chaque saillie brillante représentait le croc d'un gardien jaloux envers sa proie, lentement digérée dans cette fastueuse chambre, apparaissait la silhouette gracile d'une femme alanguie dans un fauteuil. Positionnée devant la fenêtre, elle offrait un profil altier à sa visiteuse. Elle n'eut pas un regard pour cette dernière, pas plus qu'un frémissement qui put trahir qu'elle l'avait entendue entrer. À cette distance, Laufey ne distinguait de Philippa Sforanza que l'éclat d'or roux de ses longs cheveux et la pâleur lunaire irradiant de sa peau. Avalant sa salive de travers, la joaillière osa faire quelques pas dans la pièce.

— Votre Al... Philippa, appela-t-elle faiblement. C'est moi, Laufey. Je ne voulais pas entrer sans votre permission, je suis désolée... Je dois vous parler. Je vous en prie, écoutez-moi.

Sa voix se raffermissait tandis que les mots tant retenus franchissaient enfin ses lèvres. La princesse-marchande ne répondit pas. Laufey poussa l'audace jusqu'à se tenir près de son fauteuil.

— J'ai mené mon enquête au palais. Les domestiques parlent beaucoup... Vous n'aimerez pas ce que je vais vous dire. Mais j'ai juré d'être toujours sincère avec vous.

Cette fois, elle surprit un tressaillement remontant le long du bras nonchalamment accoudé. Elle s'effara un instant de la blancheur émanant de toute la personne de son amie avant de reprendre ses esprits. Les mots se bousculèrent.

— Le marchand Thélénios n'est pas digne de confiance. Je vous jure, au nom des Cinq Avatars du Soleil, que ce que je dis est vrai. Il soudoie la cour. Il extorque des faveurs à votre père en échange de son alcool bon marché. Il a déjà séduit bon nombre d'aristocrates. On ne sait rien de lui si ce n'est qu'il vient d'un lointain comté du Sud : aucune famille, aucune histoire. Son passé est inexistant et il ne fait rien pour dissiper les doutes. Il a une très mauvaise conduite en public. C'est un coureur de jupons qui ne vous mérite pas. Ce serait une grave erreur que de lui offrir votre cœur.

Un froissement d'étoffes indiqua à la Nordique que Philippa se redressait pour mieux se tourner vers elle. Laufey baissa aussitôt les yeux. Les mains croisées devant elle, se tordant nerveusement les doigts, les joues empourprées d'embarras, elle s'attendait à tout instant à recevoir une gifle amplement value. Incapable de soutenir le regard de sa plus précieuse – et unique – amie, elle tremblait comme son jugement tardait à venir.

—Pardonnez-moi, s'étrangla-t-elle, les yeux piquetés de larmes coupables.

Son regard s'égara sur la peau marmoréenne de la princesse-marchande alors que celle-ci quittait le confort de son siège. Ses bras nus apparaissaient par intermittence lorsque la moire argentée épousait ses mouvements. Au-delà de la grâce de ces doigts effilés, qu'elle voyait ici pour la première fois et qu'elle avait tant de fois imaginée en deçà de la réalité, l'apprentie remarqua avec stupeur les longs ongles aussi pointus que les serres d'un faucon. Elle lutta contre l'envie de lever les yeux.

— Tu n'as rien à te reprocher. Apaise-toi. Je sais déjà tout cela.

— Altesse ? couina Laufey en oubliant de se corriger, relevant brusquement la tête.

La clarté nocturne et les diverses chandelles dans la pièce lui offrirent une vue imprenable sur l'apparence saisissante de la fille du comte. Philippa était grande. Elle dépassait en taille la plupart des hommes d'Orkiel. Sa silhouette déliée s'épanouissait en un corps fin, si frêle qu'avec un souffle de vent trop agressif, on aurait pu croire qu'il se briserait. La nature frappait peut-être d'albinisme tout cet être rayonnant d'une lumière intérieure semblable aux étoiles. Néanmoins, une touche violente de couleur tranchait dans ce spectacle. Les bésicles aux verres écarlates, cadeau de Laufey, trônaient sur un nez en bec d'oiseau. Le blond rouge de sa chevelure y faisait écho. La triste et terne petite Laufey se sentit d'autant plus insignifiante qu'elle devait se tordre le cou pour seulement prétendre croiser le regard de sa propre création.

— Je ne crains pas les mystères qui entourent ce cher Thélénios, pas plus que sa déplorable réputation, poursuivit la terriblement mirifique Philippa Sforanza en se dressant de toute sa hauteur. Nous sommes faits de la même lumière, lui et moi.

Laufey fut incapable de se dérober à cette vision, frappée de stupeur, incapable de prononcer le moindre mot. Lors de leur première entrevue, il y avait de cela si longtemps lui semblait-il, la princesse-marchande était apparue dissimulée par de multiples voiles, masquant ses formes et son visage autant que déformant le timbre de sa voix. Même si des yeux vigilants avaient enregistré tous leurs mouvements et jusqu'au plus infime tressaillement de paupières, elle avait réussi à faire passer un message à Laufey, par l'intermédiaire d'une de ses femmes de chambre, lui indiquant le moyen de s'infiltrer dans la Tour des Dames. Depuis ce premier contact, jamais Laufey ne s'était doutée de ce qui se cachait derrière les portes scellées.

Les mots de Son Altesse atteignirent son esprit avec un temps de retard.

— Vous n'avez jamais rencontré cet homme, insista-t-elle. Comment pourriez-vous le connaître ? Comment pouvez-vous lui faire confiance, à lui, plutôt qu'à moi ?

Laufey possédait suffisamment d'éducation pour savoir s'exprimer convenablement. Ses parents y avaient veillé. Aujourd'hui, elle le regrettait. Par malheur, elle était cruellement consciente de manquer d'arguments aptes à raisonner son amie. Elle voyait toutes les failles de son discours et ne pouvait rien faire pour y remédier.

Philippa s'étira de tout son long. Un petit rire fusa d'entre ses lèvres minces, comme tracées au couteau sur son visage, et elle retira ses bésicles d'un geste négligent.

— Ne sois pas jalouse, petite sotte ! s'exclama-t-elle sans méchanceté. Je te fais confiance, à toi plus qu'à nul autre. Et tu devrais en faire de même avec Thélénios. Parce que nous sommes différents, tous les trois. Nous sommes plus que ce que le monde voit de nous.

Les jambes de Laufey menaçaient de céder sous l'assaut de ces orbes rougeoyants, à l'intensité animale, qui vivaient nichés dans les yeux de son amie. Si elle s'était avérée davantage croyante, elle aurait juré que les dieux avaient guidé sa main pour créer les bésicles aux verres écarlates. Nulle autre teinte n'aurait été plus ressemblante. Ce n'était pas les yeux d'un être humain. 

L'Ange vertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant