Chapitre 2

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La Tour des Dames se dressait un peu à l'écart du reste du palais. Il s'agissait de la plus haute tour, également la plus isolée. Une unique galerie couverte la rattachait à l'aile est. Entourée d'arbres indisciplinés et de ronces malignes, elle dissuadait les promeneurs dans les jardins de trop s'approcher. Personne n'aimait cette excroissance calcaire sans fenêtres, aux sculptures aveugles, à l'exception de Laufey. Dès son arrivée, le cœur de la jeune fille s'était emballé à la vue de cette mystérieuse extension du palais. Il s'agissait du seul endroit où elle pouvait venir réfléchir en paix et profiter d'un écrin de solitude.

Quelqu'un habitait pourtant au sommet de la tour. Quelqu'un qui ne sortait jamais ni ne montrait son visage. Tout le monde connaissait l'histoire tragique de la fille du comte, fragile et maladive. Il lui était interdit de sortir ou d'être approchée par quiconque, condamnée à vivre dans cette prison dorée jusqu'à sa mort. Cette princesse-marchande des contes n'était pas une légende. Et si les mauvaises langues l'accusaient d'être folle ou difforme, ce qui expliquerait la prudence excessive de son père envers elle, Laufey savait à quoi s'en tenir. Elle était peut-être la seule, avec le comte, à connaître la vérité.

Les premières étoiles piquetaient un ciel assombri lorsque Laufey parvint enfin à forcer la petite porte de service. Celle-ci, bien qu'abandonnée depuis des décennies, n'avait jamais parue aussi bien entretenue que depuis que la fille d'Avitus Sforanza résidait à la Tour des Dames. Grimpant l'escalier à vis à toutes jambes, elle poursuivit sa route dans l'étroitesse d'un couloir plongé dans la pénombre. Les pas de l'apprentie joaillière résonnaient dans un silence creux. Personne ne visitait la tour à cette heure. Les domestiques vaquaient à leurs occupations dès le lever du jour, pour servir la fille du comte, puis disparaissaient à la tombée de la nuit, quelque part dans les entrailles du palais. Laufey avait appris leur routine sur le bout des doigts et, forte de son expertise, pouvait aisément se glisser au cœur de cette mécanique sans éveiller les soupçons. Parvenue devant une lourde porte scellée, elle y frappa trois coups et attendit, le souffle court. Chaque soir, elle craignait de ne recevoir aucune réponse.

Un seul coup lui répondit par-delà le bois. Avec un soupir de soulagement, Laufey tomba à genoux sur le dallage, affalée contre la porte et l'oreille collée au bois. Une voix fluette s'éleva par le trou de la serrure.

— Bonsoir, Laufey. Il me tardait de t'entendre à nouveau.

— J'ai fait aussi vite que possible, Votre Altesse. Dans une heure tout au plus, votre père sera là. J'ai vu le cadeau qu'il va vous apporter. Voulez-vous savoir ce que c'est ?

La princesse-marchande émit un rire étouffé. Laufey se plaisait souvent à imaginer à quoi ressemblait son amie. Elle la voyait belle comme un astre, et possédant la prestance d'une reine. Les princes-marchands n'étaient peut-être que des négociants anoblis, ils n'en demeuraient pas moins l'élite d'un royaume prospère. Pour toutes ces conversations clandestines, où elle avait pu constater la bienveillance, l'intelligence et la douceur de la jeune femme, Laufey savait que Philippa Sforanza devait être aussi belle de corps qu'elle l'était par l'esprit.

— Non, je préfère avoir la surprise. Je te remercie, souffla-t-elle avant de pousser un soupir las. Combien de fois t'ai-je dit ne pas me vouvoyer ? Appelle-moi Philippa, s'il te plait.

— Je n'oserai jamais !

Il y eut un silence que seule sa respiration ponctuait. Durant cet instant figé, où chacun savourait la présence de l'autre, elle compta méthodiquement le temps qu'il lui restait. Dès que la fête au palais s'achèverait, le comte apporterait, comme chaque semaine, un nouveau présent à sa fille chérie. Un bijou, un livre, un oiseau, un parfum : rien n'était trop beau pour elle. Laufey ne l'admettrait jamais, mais elle l'enviait. Ses parents n'avaient jamais eu pour elle d'autres préoccupations que de lui trouver une bonne situation, sans faire cas de ses désirs.

— À ne jamais être appelée par mon prénom, je risque de finir par l'oublier. Oublier qui je suis... Ce serait si facile. Oh, Laufey, comme je t'envie ! Tu es libre d'aller où tu veux, de voir le monde, de voyager ! Tu as tellement de chance... Tu as promis d'être mes yeux, tu te souviens ?

La gorge de la Nordique se serra. Elle n'oublierait jamais cette promesse, faite dès le premier jour, lorsqu'on vint lui annoncer que la princesse-marchande souhaitait la remercier en personne pour son talent. Elle avait juré au nom des dieux de ne jamais la briser.

Le jour de son arrivée à Orkiel, Laufey ne s'était pas présentée les mains vides. Désirant faire forte impression, elle avait même usé de tricherie pour réaliser son œuvre. Ses compétences de joaillière n'auraient pas suffi à parachever la paire de bésicles aux verres teintés de rouge. Les branches serties de minuscules serpentines n'étaient pas un ouvrage à la portée d'une apprentie comme elle. Seul son talent caché avait su l'aider. Les bésicles - que le comte s'était empressé d'offrir à sa fille - avaient tant plu à Philippa Sforanza que la jeune dame avait souhaité rencontrer l'ouvrière responsable d'un tel prodige. Une main blanche avait écarté les rideaux d'un palanquin pour venir déposer une caresse sur ses doigts tendus, sous les yeux éberlués de toute la cour d'Orkiel. Le comble des honneurs pour la carrière de Laufey, lequel marqua également le début d'une étrange amitié.

— Oui, je me souviens. Et je tiens parole. Que voulez-vous savoir ?

Prisonnière d'un monde clos depuis sa naissance, entourée de servantes aveugles qui ne lui parlaient pas, ne manquant de rien si ce n'était de liberté, Philippa se montrait capricieuse, parfois lunatique, lorsque ses désirs n'étaient pas satisfaits dans l'heure. C'était là un défaut de son éducation comme de sa santé : une enfance dorée et surprotégée avait ruiné les prémisses de maturité de la jeune femme. Tous les soirs, depuis que Laufey venait la visiter en secret, la fille du comte exigeait des récits émaillés de détails sur la vie de la cité, sur le monde qui l'entourait et qui lui serait à jamais inaccessible.

— Ce marchand dont tout le monde parle, que Père aime tant... Est-il revenu à la cour ?

Laufey sentit la joie mourir dans son cœur. Évidemment. Philippa ne songeait qu'à Thélénios, le beau et mystérieux Thélénios, dont tous les nobles raffolaient et s'arrachaient les faveurs. Bien qu'elle doutât que son amie ait eu l'occasion de voir son visage, elle se comportait comme ces dames de la cour qui succombaient, dans la plus parfaite indécence, à son sourire solaire et ses yeux de velours. Amère, Laufey hocha la tête et répondit dans un murmure :

— Oui. 

L'Ange vertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant