Prononcer un seul autre mot à propos de ce vendeur d'opium lui écorchait les cordes vocales. Elle aurait préféré le voir détaler d'Orkiel le plus vite possible, et sans retour. N'en déplaise à Messire Sforanza, ses pairs ou même à son amie, elle n'aimait pas davantage Thélénios que la boisson délétère dont il abreuvait la cour. Ce marchand de spiritueux éveillait toute sa méfiance.
— Merveilleux ! J'ai grande hâte de le revoir ! Il a promis de venir me rendre visite dès son retour. Voilà qui est chose faite ! Je suis si impatiente !
Le rythme cardiaque de Laufey s'emballa. Elle déglutit péniblement.
— Impossible. Comment fera-t-il ? Votre père ne le laissera jamais vous approcher.
— Bien sûr que si, sotte que tu es ! C'est un ange. Il volera jusqu'à ma fenêtre et m'emmènera avec lui, là où le soleil se lève à l'ouest et se couche à l'est... Et je serai libre. Délivrée enfin de ma malédiction.
La malédiction : c'était ainsi que Philippa qualifiait sa maladie. Secouée d'un irrépressible frisson, Laufey sentit sa raison vaciller. Thélénios ne possédait rien d'angélique qui puisse plaire à la princesse-marchande. Les élucubrations de cette dernière s'intensifiaient depuis quelques nuits. Philippa affirmait parfois qu'elle voyait l'avenir dans ses songes. Elle aurait rêvé son amitié avec la Nordique avant même de la connaître. Dorénavant, c'était de son évasion prochaine aux côtés de Thélénios dont elle rêvait. Laufey se persuadait que son amie inventait ces histoires pour se consoler de son éternelle solitude, qu'elle éprouvait le besoin de s'évader dans son imagination quand la réalité se montrait si cruelle avec elle. Cela ne l'empêchait cependant pas de s'inquiéter. La maladie inconnue qui frappait la fille du comte était-elle seulement physique ? Son état se ne dégradait-il pas ?
Des larmes de détresse perlèrent aux yeux de Laufey. Elle ne pouvait confier ses angoisses à personne. Son amitié interdite ne devait s'ébruiter sous aucun prétexte. Les conséquences pour Philippa et elle seraient désastreuses : l'isolement le plus complet pour la première, privée de sa seule amie, et le renvoi - ou pire - pour la seconde, accusée d'avoir trahie son employeur. À demi-consciente des élans de son cœur, la jeune joaillière se sentait investie d'une mission plus importante que son propre bien-être : protéger Son Altesse, y compris contre elle-même. Elle se savait seule dans cette croisade contre l'impossible.
***
La journée suivante fut pénible à plus d'un titre. Pour commencer, pour elle ne savait quelle raison, Monsieur Amos avait jeté son dévolu sur elle et l'avait officiellement désignée bouc émissaire. D'ordinaire, elle se montrait suffisamment zélée et discrète dans son travail pour ne pas être notable d'une quelconque manière. Le chef d'ateliers paraissait soucieux. Il déambulait entre les pupitres d'un pas nerveux, houspillait les apprentis pour des broutilles, promenait un regard morose sur la salle de travail. Laufey eut le malheur de lever les yeux de son ouvrage. Lorsqu'elle croisa son regard, elle sut derechef qu'elle allait écoper des remontrances en lieu et place de tous les autres.
Depuis le matin, le chef Amos passait ses nerfs sur elle, mais elle ne pouvait pas réellement lui en vouloir. En ouvrant les yeux sur le plafond de sa chambre, à l'aube, Laufey savait que cette journée serait pire que les autres. Une ambiance maussade flottait au-dessus de la ville. L'air sentait l'orage sur le point de crever le ciel. Orkiel semblait suspendue dans l'attente d'un événement.
Laufey frotta ses yeux avec sa manche, maculant son visage d'un reste de graisse mêlée de rouille et retrouva sa concentration. À la tombée de la nuit, elle se devait d'être prête à courir jusqu'à la Tour des Dames. Il lui avait fallu des jours pour élaborer une stratégie viable, des jours encore pour songer à mettre son plan à exécution.
Cachée dans un renfoncement des immenses cuisines du palais, elle tournait et retournait une petite clef entre ses doigts. Elle s'appliqua à en mémoriser dans les moindres détails la forme et le poids, comme elle le ferait avec une gemme, puis ferma les yeux, établissant une image mentale de l'objet. Lorsqu'elle fut certaine de ne pas pouvoir mieux faire, elle glissa la clef dans la poche d'une des servantes de la princesse-marchande qui attendait devant le passe-plat, et disparut au pas de course dans les interminables corridors du quartier des domestiques.
Cette nuit-là, il lui fallut patienter longtemps avant de pouvoir regagner le repaire de son amie. Elle eut tout le loisir de songer à ce qu'elle s'apprêtait à faire. Il s'agissait d'une action absolument illégale, dangereuse, qui risquait de mettre en péril son propre secret. Personne, pas même ses parents ou Philippa, ne connaissait son talent caché. Lorsqu'elle aperçut la silhouette rebondie d'Avitus Sforanza emprunter la galerie pour rejoindre ses appartements, Laufey s'extirpa avec un sursaut du marasme angoissé dans lequel elle macérait depuis un long moment. S'ébrouant, le corps gelé jusqu'aux os à force de rester accroupie dans les buissons, elle s'élança en titubant vers la porte de service de la tour. Parvenue devant les appartements de Philippa et une fois sûre que personne ne viendrait plus les déranger, elle fit appel à son pouvoir.
Les yeux clos, elle fit apparaître l'image de la clef dans son esprit. Elle voulait l'avoir. Sa main remplie d'une poignée de terre la brûla. Un objet lourd et froid pulsa bientôt au creux de sa paume. Quand Laufey rouvrit les yeux, une réplique de la clef mémorisée plus tôt reposait entre ses doigts. Des traces de brûlure marquaient sa paume. Étourdie par l'effort, elle manipula délicatement la clef, l'introduisant dans la serrure. Un déclic libérateur se fit entendre. Sans attendre, le cœur battant à tout rompre, Laufey poussa la lourde porte.

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L'Ange vert
FantasySaga des Etoiles. Laufey, jeune artisane aux doigts de fée et à la curiosité encombrante, vient d'arriver en la belle ville d'Orkiel. Seule ombre au tableau : le mystère local, celui de la Tour des Dames. Une tour en apparence abandonnée, située aux...