Partie 1 *** LA VILLE ABANDONNÉE - ◔5mn

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La vallée est calme. Une brume épaisse recouvre la cime des arbres, laissant tout juste passer les lueurs du jour dans une teinte tamisée de gris et d'orange, qui se reflètent sur tout le paysage.

Cependant, cette couleur n'annonce pas l'aurore. Le soleil pâle, à peine visible, reste caché au-delà des nuages.

La ville est bien paisible. Par-ci, par-là, un rideau flotte au vent, un portail rouillé pousse un gémissement plaintif, et quelques gouttes d'eau tombent de façon régulière, imposant un rythme passif à l'ambiance de ces lieux. On pourrait dire que tout est baigné de silence.

Silencieux, le monde l'est depuis tant d'années. Cela paraît incroyable quand on sait le chaos qui y régnait autrefois. Cette cité, comme tant d'autres de par le monde, était jadis condamnée à demeurer sans repos, s'agitant sans relâche, parfois sans humanité.

Cette paix inonde l'espace et se mêle au vent pour plonger la ville dans une torpeur étrange. Le bruissement des feuilles, la rumeur des oiseaux, et le vent parcourant les frontons ont remplacé le tumulte.

Il ne reste plus, sur les trottoirs et les façades, que des plantes grimpantes. Elles traversent les murs et les épaves abandonnées.

Plus rien ne circule sur ces boulevards, si ce n'est quelques animaux vagabondant de-ci, de-là.

***

Les habitants ont déserté depuis bien longtemps. Il ne subsiste de leurs traces que quelques carcasses éparpillées, devenues l'abri idéal des rongeurs vagabonds.
La brume permanente recouvre tout, semblant figer l'endroit dans un écrin intemporel...
Une frêle et jeune biche, à la robe ambrée, s'aventure bien loin de ses pâturages. Quelque chose l'a attirée jusque-là : un son à peine perceptible, une mélodie diffuse qui résonne dans le lointain.
Curieuse, elle s'avance, découvrant l'asphalte envahi de cresson et de lichen, et se dirige vers l'origine de cette musique.
Avec prudence, la biche observe cet environnement étrange. Il semble désormais sans danger. Rassurée, elle décide d'aller de l'avant, poursuivant ce tintement qui se perd au-delà des façades et l'entraîne inexorablement vers l'inconnu.
Le terrain, ici, est différent ; il se révèle plus dur que dans la forêt : ses pattes ne s'enfoncent pas dans la mousse.
Des monticules de béton s'élèvent vers le ciel dans toutes les directions, mais ce ne sont ni des montagnes ni des collines.
Autrefois, ces lieux étaient des habitations, des commerces, des espaces de travail et de vie. Maintenant, ce sont des niches pour les oiseaux. Des arbres de métal sont plantés un peu partout, leurs branches dénuées de feuillage et de fruits. Ils semblent indiquer des directions, signaler des règles de circulation que plus personne ne suit.

***

Des hérissons s'ébattent dans les herbes hautes qui recouvrent la chaussée, un renard furète, tandis qu'un furet renarde... La vie, quoi !

La biche en profite pour arracher un peu de lichen frais, puis boit dans le creux d'un casque devenu écuelle. Elle renifle la silhouette sur le sol juste à côté. Il n'en reste plus grand-chose, seulement des os dénudés. Elle observe attentivement le bâton métallique qu'il tient dans la main. Son instinct lui murmure que cet objet inoffensif a un jour été une arme, comme les griffes et les dents le sont pour les prédateurs.

Elle repousse l'outil de sa patte, mais il demeure inerte. Tordu et rouillé, il n'infligera plus de mal à quiconque.

Encouragée par la curiosité, elle s'avance plus encore dans ce labyrinthe, s'engouffrant dans la cité profonde.

Les avenues sont régulièrement parcourues par des buissons roulants, portés librement par le vent. Ici, plus rien n'est contraint, et tout est désormais soumis à son bon vouloir. Telle est cette mélopée envoûtante et incessante qui se propage dans l'air au rythme de la pluie qui goutte.

Au hasard de ses aventures, la biche passe devant un grand bâtiment entouré de grilles qui éveille son intérêt. Il lui sembla avoir entendu des éclats de voix dans le bruit du vent... Elle franchit un portail effondré pour se retrouver dans une large cour.

***

Une balançoire se balance doucement, bercée par les bourrasques. Le sol est marqué de lignes blanches : des marelles, des spirales, un morpion géant, et là, un tourniquet qui tourne inlassablement dans un gémissement de rouille.

La biche devine qu'en ces lieux, on pouvait jouer, vivre des aventures, ou laisser libre cours à son imagination. Elle se laisse donc entraîner par la sienne.

En traversant les branchages et les fenêtres aux vitres cassées, le vent fait entendre son murmure. C'est comme s'il emportait avec lui des rumeurs ; elles semblent se transformer en voix et en rires d'enfants. On pourrait presque percevoir les chants d'une chorale résonner intemporellement dans le néant.

Des feuilles tournent et virevoltent autour de la créature, et voilà que dans ce mouvement apparaissent des silhouettes vaporeuses, mais graciles. Elles dansent et s'ébattent, tels des fantômes, dans une ronde effrénée.

On la touche, on la caresse, on rit de sa maladresse... Mais on ne semble pas lui vouloir de mal. Au contraire, ces présences l'accueillent comme une amie de toujours.

Puis les formes volatiles disparaissent dans le vent. La biche, étonnée, cherche ses nouveaux compagnons, quand une silhouette l'interpelle d'un geste de la main. Elle disparaît aussitôt, à l'image des enfants qui se fondent dans la brume. Elle se retrouve à nouveau seule.

***

Au bout de la cour s'élève un large bâtiment. Une lourde porte s'ouvre dans un grincement. Serait-ce une invitation ?

Elle pénètre dans un vaste hall. De chaque côté, s'étendent de longs corridors baignés dans un clair-obscur omniprésent. La biche s'avance prudemment, tandis que ses sabots résonnent dans les couloirs vides.

Des vêtements pendent encore aux porte-manteaux, des cartables ouverts et renversés, des jouets abandonnés avec lesquels on ne s'amuse plus. Tout en progressant dans la bâtisse, elle ne semble pas remarquer les petits corps démantibulés qui reposent à même le sol.

Au détour d'une coursive, une silhouette passe furtivement et disparaît derrière une porte à demi ouverte. Malgré ses craintes, la biche poursuit cette apparition.

Face à cette porte, elle hésite un instant avant d'en franchir le seuil, la poussant doucement pour se retrouver dans une grande salle.

Les murs sont couverts de petites mains en carton. On y a fixé des rubans, des guirlandes, et des étoiles, créant une ambiance colorée.

Là sont alignées des tables et des chaises, un tableau... La biche marche malencontreusement sur un morceau de craie qui se réduit en brésilles ; cet éclat, rompant le silence un instant, la fait sursauter.

GA - Un xylophone sous la pluie - ◔25mnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant