Une nomade dans la ville

43 5 5
                                    

Nez au vent et perchée au bord du Sanctuaire, Nahoma contemplait le labyrinthe des rues et des bâtiments qui s'étirait à ses pieds. Accroupie, elle se tenait dans un équilibre précaire au bord du vide, le vent agitant follement ses cheveux bruns parsemés de plumes et de perles.

En temps normal, elle pouvait garder cette position des heures durant, savourant la sensation de liberté provoquée par les turbulences de l'air sur sa peau, mais pour l'heure, elle avait une mission à accomplir, une mission de la plus haute importance délivrée par Amos Kahn, premier conseiller de Hautval en personne. Une mission à laquelle elle aurait volontiers échappée, mais le monsieur avait suffisamment d'autorité pour qu'elle s'inquiète des conséquences en cas de désobéissance.

Lentement, la jeune femme se leva, dépliant ses membres fins et secs jusqu'à dominer l'horizon. Dans son dos, le soleil entamait sa longue chute vers un repos bien mérité et lançait ses derniers rayons de la journée en un déploiement majestueux de teintes allant du violet le plus profond au jaune flamboyant. Il était plus que temps de se mettre en route. Avec un dernier regard pour l'astre, chargé de dévotions, elle fit le grand plongeon et se rétablit sur l'escalier en contrebas. Les herbes folles lui chatouillaient les mollets tandis que, accroupie, elle visualisait le chemin qu'elle devait prendre pour atteindre son objectif. Le temps de cueillir une fleur sauvage et de la glisser dans ses cheveux, Nahoma entamait sa course vers les étages inférieurs de la ville. A force de bons agiles, elle évita tous les trous et autres pavés déchaussés qui piégeaient la route et traversa deux niveaux sans que personne ne la voit passer. Arrivée à la fontaine ombragée, l'état de grâce prit fin.

En cette fin d'après-midi, les habitants de Hautval quittaient leur travail pour se rendre à la Gran'place, lieu de détente principal de la cité. Seuls ou en groupes, ils étaient de plus en plus nombreux dans la rue et, bientôt, Nahoma due s'arrêter pour laisser passer des musiciens venus d'un chemin de traverse. L'un d'eux, un harmonica à la bouche et un attirail ressemblant à une batterie sur les épaules, se plaça sur son chemin et se fit un devoir de l'empêcher de passer tout en jouant les hommes orchestre. Ne partageant pas son amour pour la proximité, la jeune femme s'esquiva d'une pirouette et escalada un muret pour se mettre hors d'atteinte. Plus loin, la situation ne s'arrangeait pas et, décidée à limiter le bain de foule, Nahoma se faufila à toute allure, zigzagant entre les chariots et les enfants occupés à chahuter, jusqu'à ce que la situation se complique aux alentours du marché de nuit et que s'interpose un obstacle de taille. Amibe, la marchande de fruits et légumes, s'avançait en plein milieu du passage, chargée de victuailles à en perdre ses pieds de vue.

- Attention mesdames et messieurs ! Convoi exceptionnel droit devant ! Annonçait-elle à qui voulait bien l'entendre, libérez l'passage !  Si vous ne vous écartez pas, c'est moi qui vous écrase !

Du haut de sa taille de géant, la menace n'était pas veine et dans un mouvement d'ensemble, le chemin se libéra devant elle. Seule Nahoma n'eut pas le réflexe attendu, et suivant une trajectoire directe, vint s'écraser sur le ventre rebondit de la marchande. D'un geste désespéré, elle tenta bien d'empêcher la chute des victuailles, poussant ici, tirant là, dans l'espoir de stopper l'inévitable, mais celui-ci se produisit sans porter la moindre attention à la grimace catastrophée de la demoiselle.

- Par les flammes de l'enfer ! Qui m'a mis une empotée pareille entre les pattes ?! Tu n'sais donc pas c'que ça veut dire quand on demande à c'qu'on s'écarte ?!

La colère grondait déjà dans le ton de sa voix, mais ce n'était rien en comparaison de la tornade furieuse en laquelle elle se mua quand les yeux d'Amibe tombèrent sur les tatouages caractéristiques à la base du cou de Nahoma. Pendant que cette dernière s'affairait à ramasser en toute hâte melons et courgettes, cerises et abricots, la marchande la saisit par le col et la jeta hors du passage avec violence. Dans un craquement sinistre, la jeune fille s'écrasa sur une cage en osier puis s'effondra lentement de son perchoir jusqu'à se rétablir à quatre pattes. L'air d'un félin aux aguets, elle darda un regard noir sur la femme et suivit avec attention le moindre de ses gestes.

- Je me suis excusée, couina la jeune femme, au comble de l'incompréhension.

A la recherche d'un peu de soutien, elle sonda les visages des passants mais n'y découvrit qu'indifférence et moquerie. Pendant ce temps, Amibe s'approchait et la pointait d'un doigt accusateur.

- T'as rien à faire ici ! Si j't'y r'prends, c'est hors de la ville que j't'y mets, compris ?! Des Nomades dans nos murs, manquait plus qu'ça ! Comme s'ils étaient déjà pas assez d'emmerdes au dehors...

Effrayée par les excès de cette femme aux allures de géant tonitruant, Nahoma entama une trajectoire de repli dans l'espoir de se mettre en sécurité.

- C'était un accident, répéta-t-elle piteusement.

Ce n'est qu'en voyant une foule se former autour d'elle, échaudée par les invectives d'Amibe et son audace, que la nomade se détourna et prit ses jambes à son cou. Elle ne s'arrêta que trois virages plus tard et au sommet d'un vieux murs. La haut, elle s'assit les bras autour des genoux et laissa s'échapper quelques larmes de rage. Comment les gens de cette ville pouvaient-ils être aussi injustes ?!

Le pire dans tout ça, c'était qu'elle n'avait jamais demandé à vivre à Hautval. Ses parents l'y avaient obligé, sous prétexte que des dragons menaçaient les Nomades et les habitants de Hautval et qu'une alliance était nécessaire entre ces deux peuples pour les contrer.

- Fait un effort, tu veux bien ? Lui avait demandé son père alors qu'il l'abandonnait à son triste sort. Si nous n'apprenons pas à vivre avec ces gens, j'ai peur qu'on se mette dans une très mauvaise situation.

Bien sûr, elle avait promis de faire de son mieux avant d'aller embrasser sa mère et ses deux frères. Voir sa famille partir avait été un déchirement mais savoir qu'elle avait un rôle à jouer dans toute cette histoire l'apaisait un peu. Depuis, elle s'était comportée en parfaite ambassadrice, polie et discrète, mais plus que jamais, il devenait difficile à Nahoma de tenir sa promesse. Ces idiots de hautvaliens se prenaient pour les maîtres du monde alors qu'ils n'en connaissaient que la partie à l'abri des murs de la ville. Que savaient-ils en vérité ? Rien ! Et encore moins sur les menaces qui rodaient venues du ciel. Cette femme pouvait toujours la traiter de nomade comme s'il s'agissait de la pire insulte, mais elle était un mouton, tout juste bon à vivre parqué et ignorant des dangers qui rodent.

Les pensées, pleine de rage et de rancune, affluaient à son esprit, l'habitant d'une résolution nouvelle quand son regard accrocha une ombre sur l'appentis à sa droite, à peine dissimulée parmi les cordes à linge et les cheminées.

C'était un Marcheur de vent, enveloppé dans la tenue officielle de sa fonction de gardien de l'ordre, la cape bleue et bronze ; il semblait la narguer du haut de son perchoir inaccessible si ce n'est par la voie des airs. Avec un sourire narquois en remarquant qu'il avait capté son attention, il se redressa puis avança d'un pas dans le vide, le temps d'attraper un courant d'air et de s'envoler à sa suite.

Astaré. Le plus jeune et le plus impitoyable des chefs d'escadrilles à ce qu'il se disait. Le marcheur avait l'étrange capacité d'apparaître chaque fois que Nahoma faisait une bêtise et ne manquait jamais de lui faire remarquer ses erreurs d'un ton froid et cinglant.

A sa vue, la nomade se redressa vivement, comme piquée, et marcha jusqu'au bord du toit où elle s'était réfugiée pour suivre la trajectoire de vol d'Astaré. Quand ce dernier poursuivit sa route sous ses yeux, elle croisa les bras, redressa le menton et lui adressa une remarque qu'il ne pouvait manquer d'entendre :

- C'est ça, va-t-en ! On risquerait de vraiment avoir besoin de toi !

- Besoin d'une leçon de politesse ? Rétorqua l'homme sans s'arrêter.

Et il disparut derrière la ligne d'un bâtiment plus haut que les autres, laissant Nahoma seule avec ses réparties cinglantes.

NomadeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant