Chapitre 3 : le coupable est dans la salle

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Grand, fin et ténébreux, Jamil ne laissait personne indifférent et surtout pas Nahoma. La jeune femme observait son nez marqué, sa mâchoire volontaire et la mèche qui lui couvrait l'œil tandis qu'il sirotait son verre tranquillement. Incapable de détourner son regard de lui, elle cherchait désespérément quelque chose à lui dire mais rien ne venait. Conscient d'être observé, Jamil reposa son verre et se tourna légèrement vers elle sans pour autant lui faire face :

- Tu devrais être plus prudente, lui conseilla-t-il à mi-voix. Les Marcheurs de vent accordent de l'importance aux règles. A toutes les règles.

- Les Marcheurs y m'font pas peur, rétorqua Nahoma.

Dans son dos, Kefer s'étouffa, n'en croyant pas ses oreilles, lui qui avait passé deux jours en isolement pour la seule raison qu'il avait dépassé le couvre feu d'un quart d'heure, une fois. Cette fille était inconsciente ! Jamil n'en pensait pas moins et secoua la tête, un sourire aux coins des lèvres, tandis qu'il se levait pour partir.

- Comme tu veux. Mais n'oublie pas que je t'aurais prévenu.

D'un geste de la main, il signifia son départ puis s'en alla à grands pas actifs rejoindre ses amis. Installés sur le muret entre les joueurs de Tamerane et le grand hêtre, ces derniers discutaient d'affaires apparemment sérieuses jusqu'à ce que le nouveau venu les apostrophe joyeusement. Nahoma le regarda discuter avec aisance, persuadée qu'elle aurait pu en dire plus pour le retenir et s'en voulant de ne pas l'avoir fait.

- Faut que j'y aille, souffla Kefer derrière elle.

- Déjà ?!

Revenue sur terre, elle lui adressa sa moue la plus misérable dans l'espoir de le retenir encore un peu mais rien n'y fit. La scène appelait son ami.

- J'peux pas me mettre en r'tard, s'excusa-t-il.

Puis il hésita quelques secondes, se mordillant la lèvre comme jamais Nahoma ne l'avait vu faire.

- Tu sais, commença-t-il, j'veux pas jouer le donneur de leçon, mais...

Kefer savait que son amie pouvait être butée et il n'avait aucune envie de se la mettre à dos. Voyant que le mal était fait à partir du moment où il avait prononcé un « mais », il poursuivit à contre coeur:

- Tu t'souviens de mes amis ferrailleurs qui s'font voler des tuyaux et des marcheurs de vent qui veulent mettre fin au marcher noir ?

Pour toute réponse, Nahoma haussa les épaules. Que ça lui rappelle des choses ou non, la nomade n'en dit rien.

- Y a un truc dont je t'ai pas parlé parce que je trouvais pas ça important mais... Je sais pas, ça peut servir. Sûrement que tu l'auras remarqué mais les nomades sont pas super bien vus à Hautval.

Au regard torve que Nahoma lui lança, il ajouta précipitamment :

- C'est plus par ignorance qu'autre chose, bien sûr, je sais bien que t'as rien à te reprocher, enfin, tu sais comment peuvent être les gens... Parfois, ils racontent tout et n'importe quoi, du grand délire si tu veux mon avis ! Enfin, c'que j'veux dire, c'est qu'avec cette histoire de tuyaux qui disparaissent, ils sont pas allés chercher les coupables bien loin, ni une ni deux ils ont pensé aux nomades parce que, tu vois, tout ce métal arraché aux entrailles de la ville, il sert pas à n'importe quoi.

Cette fois, Nahoma voyait où son ami voulait en venir :

- il est échangé contre des marchandises nomades... De là à dire que les Nomades volent la plomberie de la ville, il n'y a qu'un pas, n'est-ce pas ?

Kefer hocha la tête, de plus en plus mal à l'aise.

- Oh... fit Nahoma quand elle eut fini de comprendre tous les tenants et aboutissants de cette révélation.

Plusieurs fois elle s'était faite traiter de voleuse depuis son arrivée à Hautval. Maintenant, elle comprenait pourquoi. Les joues cramoisies, son ami détourna les yeux tandis qu'elle le scrutait en silence puis il descendit de son siège, non sans maladresse.

- Je voulais juste que tu sois au courant. Maintenant, faut qu'j'y aille ou ils risquent de m'attendre pour le levée de rideau.

Kefer était déjà loin quand Nahoma retrouva tous ses esprits. L'inimité qui existait entre son peuple et les habitants de Hautval n'était pas une nouveauté pour elle, bien au contraire. Lors des rassemblements nomades, elle avait moult fois assistée à des discussions enflammées sur la cité et ses habitants dont la conclusion unanime consistait en un crachas de mépris à leur intention. Elle-même avait de nombreuses fois éprouvé une haine viscérale à l'égard de ces emmurés qui ne possédaient, selon elle, pas plus de jugeote qu'un troupeau de mouton. Un hautvalien se serait offusqué d'un tel traitement, bien sur, se réclamant du camp des innocents, mais pour le peuple de Nahoma ce n'était que justice. On ne s'appropriait pas impunément des mines de métal, des terres sacrés et un fleuve, sans s'attirer les foudres du peuple libre.

Les nomades savaient bien, eux, qui étaient les voleurs dans toute cette histoire ! Qu'ils osent prétendre le contraire était incroyable, vraiment incroyable !

Dégoûtée, Nahoma laissa son verre sans le finir et s'en alla chercher à manger, enfin. Arrivée du côté du marcher de nuit, la nomade fit attention à éviter Amibe, occupée à préparer une soupe froide de légumes aux épices pendant que deux hommes faisaient leur choix parmi les produits exposés. Par l'odeur alléchée, elle se tourna vers la rôtisserie et se fit servir un sandwich à la viande de chèvre rôtie. Trille, la femme menue et aux cheveux blonds emmêlées qui s'occupait de la servir, s'excusa platement de ne pas avoir plus de choix à lui offrir.

- Habituellement, je me fais approvisionner en début de soirée mais pour l'instant je n'ai rien reçu de ce qui était prévu.

- Vous avez déjà une chèvre énorme et juteuse ! Qu'est-ce que vous aviez prévu de plus ?

Trille ne se fit pas prier pour répondre, apparemment désœuvrée et bavarde. Pour une fois qu'elle tombait sur quelqu'un de sympathique, Nahoma se prit au jeu de la conversation et apprit tout ce qu'il y avait à savoir sur le métier de rôtisseuse, une activité bien plus compliquée qu'il n'y paraissait.

- T'es d'accord qu'il faut de la viande pour tout l'monde ? Se passionnait Trille en faisant de grands gestes pour accompagner ses propos. Sinon c'est pas juste. Mais pas trop ou alors bientôt y en aura plus. Voilà pourquoi on s'réunit tous les matins à la hall aux grains avec tous les collègues et qu'on y discute de c'qu'on peut s'permettre de vendre dans nos échoppes. Y en a beaucoup qui croivent qu'on fait rien d'autre que griller la viande et d'la servir en p'tites tranches.

La femme se désigna la tempe et fit un clin d'oeil à Nahoma.

- Mais c'est plus que ça. On est l'un des rares secteurs qu'est pas sous l'égide des Marcheurs de vent. Pas un qui vient mettre son nez dans nos affaires et dire c'qu'on doit ou doit pas faire. Et ça, tu peux m'croire, c'est pas du luxe !

En signe de soutien, la nomade lui fit son plus large sourire, le sandwich entre les mains et la bouche pleine de mets savoureux. Beaucoup de choses lui échappaient dans les propos de la marchande, mais ce qui était sûr, c'est qu'elle appréciait le résultat de son labeur. L'estomac plein et en bonne compagnie, Nahoma commença à se détendre et à s'intéresser à ce qui se déroulait autour d'elle. Les danseurs, la musique, les joueurs de Tamerane et Jamil près du grand érable, tous s'agitaient pour créer une ambiance chaleureuse qui lui rappelait fortement les rassemblements nomades. Ne manquaient que sa famille pour compléter le tableau. Avec une pensée pour eux, où qu'ils se trouvent, elle sourit et réprima les larmes qui lui montaient aux yeux.

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