Le premier dimanche

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J'avais l'impression de ne pas avoir vu cette maison depuis des années.

C'était le cas : trois ans que je n'y avais pas posé un pied. Je n'étais pas du genre à m'attacher aux choses, mais elle m'avait manqué. Je reconnaissais le jardin, toujours aussi sauvage qu'auparavant ; la grande porte à double-battants en bois bleu ; les murs de pierre jaunis par le temps et les fenêtres fleuries. Les arbres et les fleurs n'avaient pas changé. Les cigales chantaient. On aurait dit que le temps s'était figé pendant notre absence, et qu'il reprenait son cours, maintenant que nous étions de retour.

Mes parents étaient en train de parler avec le propriétaire de la maison. Moi, je me contentais de rassembler mes affaires éparpillées un peu partout sur la banquette arrière de la voiture, chauffée par le soleil. Je posai mes lunettes de soleil sur mon nez, et claquai la porte de la voiture, mon sac à dos à mes pieds.

Monsieur Lambert, le propriétaire de la villa, se tourna vers moi. Il n'avait pas pris une ride, avait toujours le haut de son crâne dégarni et ses cheveux blancs tombaient dans son dos.

- Florence ! Mais qu'est-ce que tu as grandi !

Il faisait partie des rares personnes à m'appeler comme ça. Florence était le prénom de mon arrière grand-mère. Ma mère, qui avait été très proche d'elle, avait décidé de m'appeler comme elle pour honorer sa mémoire.

Mais lorsqu'on m'appelait ainsi, je n'avais pas l'impression que c'était mon prénom. Je ne répondais qu'à un nom, trois lettres seulement.

- Flo, viens dire bonjour voyons !

Je marchai alors vers les adultes pour saluer Monsieur Lambert. Il m'embrassa à l'Ardéchoise - trois bises en partant vers la droite - et me dévisagea, un sourire niais peint sur ses lèvres, ses deux grosses mains poilues posées sur mes épaules.

- J'ai failli ne pas te reconnaître ! Tu es devenue une vraie jeune femme !

Je lui souris pour toute réponse.

- Pierre et Antoine arriveront dans moins d'un quart d'heure, précisa ma mère.

Moins d'un quart d'heure.

Antoine avait été, pour moi, le frère que je n'avais jamais eu. Je ne me souvenais plus de notre rencontre, cela remontait à trop loin. Mais je me souvenais parfaitement de la dernière fois où nous nous étions vus : cela remontait à trois ans. Je venais d'avoir quinze ans, lui en avait seize. À l'époque, j'étais encore très maigre, il m'appelait « Planche à Pain » et ça me faisait rire. Nous étions juste devant la maison, et il m'avait tout simplement dit : « À l'année prochaine, Planche à Pain. » Si j'avais su...

Si j'avais su, je l'aurais pris dans mes bras et hurlé qu'il ne fallait pas que sa mère aille dans cette voiture.

Marie, la mère d'Antoine, était morte il y avait deux ans, juste avant les vacances. Elle revenait d'un voyage d'affaires, et dans les deux jours qui suivaient, aurait dû partir avec Antoine et son mari pour que l'on se rejoigne tous. Elle avait voulu rentrer la nuit, sous la pluie, mais dans un tournant, elle n'avait pas vu l'autre voiture arriver. Des jeunes, qui rentraient de boîte, pas totalement neutres. Deux morts et trois blessés graves, dont Marie. Seulement, sur la route qui menait à l'hôpital, dans l'ambulance, son cœur avait lâché. C'était tout ce que je savais, et tout ce que je voulais savoir.

Nous n'étions pas allés en Ardèche cette année-là, ni l'année suivante. Et aujourd'hui, je me trouvais devant la maison, aussi belle que dans mes souvenirs. Comme si rien n'avait changé, comme si Marie n'était pas morte, comme si nous étions encore proches.

Les gens changentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant