Mercredi de la première semaine

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Il faisait encore chaud aujourd'hui, mais il faisait déjà plus frais, grâce au vent qui soulevait doucement les branches des arbres. Nous étions donc dans le jardin, de l'autre côté de la maison : le terrain était plat, et il y avait au fond un cabanon et un étang, où l'on entendait les grenouilles chanter. Souvent, avec Antoine, on jouait ici. Au football ou au tennis, avec buts et filet improvisés. On mettait de la musique et nous dansions comme des fous, profitant de l'espace qui nous était donné.

Je regardais les garçons jouer au foot, allongée sur un transat qui bordait le terrain, légèrement ombragé par les arbres près de la haie. Antoine était seul face à nos pères, et il se débrouillait plutôt bien.

- Tu ne vas pas le rejoindre ?

Allongée elle aussi sur un transat, ma mère n'avait même pas eu besoin de lever les yeux de son livre pour savoir que je ne quittais pas des miens Antoine - et le ballon, et mon père et Pierre, évidement.

Sauf qu'avec Antoine, on ne s'était pas parlé depuis deux jours. Lorsque nous étions rentrés de Joyeuse, la veille, il n'avait pas arrêté d'envoyer des messages à Sonia - j'avais vu son nom s'afficher sur l'écran du téléphone d'Antoine - qui devait être la serveuse du Grain de Malice. Il n'arrêtait pas de rire et sourire tout seul dès qu'il avait son téléphone dans les mains, cette fille devait être intéressante. Moi, je n'avais plus personne : ni Hugo, ni Jeanne, qui après que nous nous étions téléphonées hier après-midi, m'avait envoyé ce message :

Ma mère me confisque téléphone pendant 1 semaine : capote + lubrifiant dans ma chambre, merci Benji ! Je t'expliquerai ;-) jtm fort

Benji était le petit frère de Jeanne. Il avait seize ans et était ingérable, pour cause : sa mère, qui restait focalisée sur Jeanne. Mais Jeanne adorait son petit frère (ils avaient une sorte de connexion fusionnel frère-sœur), alors à chaque fois qu'il faisait une connerie, elle le couvrait ou se dénonçait à sa place. Je lui avais reproché maintes et maintes fois qu'elle ne devait pas faire ça, mais elle répliquait toujours en me disant que j'étais fille unique et donc ne pouvait pas comprendre le « bon sens de la fratrie ».

Alors, elle avait dit à sa mère qu'elle avait couché avec un mec, alors que c'était Benji. Tu parles de bon sens !

- Flo, tu ne veux pas les rejoindre ? me répéta ma mère, toujours le nez dans son bouquin, ce qui me tira de mes pensées.

Je secouai la tête, et ça aussi, elle le vit sans détourner les yeux.

- Mais enfin Flo, tu adores jouer au foot avec ton père.

- J'aime bien, la corrigeai-je en me tournant sur le ventre. Et je n'ai pas envie de jouer.

- Bien sûr, sourit ironiquement ma mère.

Je me couchai, la tête enfouie entre mes bras. J'étais en train de bronzer - ou cramer - tranquillement au soleil, étendue sur ma chaise longue telle une crêpe, quand quelque chose me cogna vivement le bas du crâne. Je lâchai un juron, et me frottai là où la douleur me piquait. Je me redressai, et me retrouvai nez à nez avec le ballon en cuir. Je me retournai, et ne fus pas surprise de retrouver Antoine, debout devant ma mère et moi.

- Tu viens jouer ? me proposa-t-il en souriant.

- Et tu ne pouvais pas simplement me le demander au lieu de me faire mal, triple imbécile ? râlai-je.

- Ça t'a fait mal ? s'étonna-t-il.

Je me contentai de me lever, de prendre la balle et de le lui envoyer en pleine figure. Mais il avait de bons réflexes et l'attrapa au vol, m'assassinant du regard.

- Je déteste le foot, sifflai-je en tournant les talons.

- Tu as toujours aimé ça.

D'un pas décidé, je faisais de mon mieux pour paraître en colère. Certes, je l'étais ; mais les sentiments de tristesse, de confusion et d'incompréhension l'emportait.

Les mecs, tous des cons. Jeanne a raison : il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre.

Je soupirai, et allai dans la cuisine me verser un verre d'eau. Non, mais qu'est-ce que je disais : Antoine était loin d'être idiot comme Hugo, ça le rabaissait à six pieds sous terre. Hugo le méritait, d'être à six pieds sous terre ; pas Antoine. Si j'avais agi comme ça, c'était parce que j'étais énervée de la veille, à cause de l'autre, et que pour une raison que j'ignorais, Antoine et moi nous évitions. C'était la seule fois où il venait me parler en quarante-huit heures et je l'avais repoussé en faisant ma tête de mule. Il fallait que j'aille m'excuser.

Je fis demi-tour et me rendis dans le jardin. Mais je ne retrouvai que ma mère sur son transat, et Pierre et mon père en train de jouer.

- Tu sais où est parti Antoine ? demandai-je à ma mère en enfilant un grand t-shirt au-dessus de mon maillot de bain - qui était à Hugo, ce t-shirt allait finir à la poubelle.

- Il est parti ?

Je soupirai et allai voir les garçons.

- Ah, tu as enfin décidé de venir nous rejoindre ? sourit mon père en me lançant le ballon.

Je l'attrapai, mais ne partageais pas le même enthousiasme, et lui demandai où était passé Antoine. Il haussa les épaules. Je soupirai encore, et partis à la recherche d'Antoine en regagnant la maison. J'eus juste le temps de le voir sortir de la chambre, sac à dos sur les épaules. Je restai plantée au milieu de l'escalier. Surpris, il me regardait, perplexe.

- Qu'est-ce que tu veux ? me demanda-t-il au bout d'un moment.

Je poussai un soupir, avant de lui demander où est-ce qu'il allait.

- Ça ne te regarde pas, me répondit-il, avant de passer son chemin et descendre les escaliers.

Je clignai des yeux. Bien sûr que ça me regardait ! Je descendis les marches à mon tour, et allai sur la terrasse. Antoine balançait son sac dans la voiture de son père, et s'apprêtait à y entrer à son tour.

- Antoine ! criai-je, énervée.

- Quoi ? dit-il en se retournant vers moi, agacé.

Et je ne savais absolument pas quoi lui dire. J'ouvrais la bouche, mais aucun son n'en sortait. Pourquoi ?

Parce qu'au bout de trois ans, je ne savais pas comment lui parler, et parce qu'au bout de trois ans, il avait changé. Physiquement et mentalement. Ce n'était plus mon ami, c'était un inconnu qui se tenait là devant moi : un inconnu avec lequel je passais les vacances, avec lequel j'allais vivre encore moins de deux semaines, un inconnu qui dormirait dans la même chambre que moi, chambre qui resterait silencieuse, car je ne savais pas comment parler aux inconnus.

Une larme roula sur ma joue, je l'essuyai prestement. Mais Antoine l'avait vue. Il allait parler, mais je le coupai.

- Merde, lâchai-je en repartant vers le jardin, où les parents se demandaient où nous étions passés tous les deux.

Je l'entendis claquer la portière, et démarrer le moteur de la voiture. Je me retournai et regardai la voiture blanche quitter le jardin et mon champ de vision.

Je regagnai mon transat, et m'allongeai dessus, sur le point de fondre en larmes.

- Tu l'as retrouvé ?

Je jetai un coup d'œil à ma mère. Elle n'allait vraiment pas quitter des yeux ce livre.

- Non, non je ne l'ai pas retrouvé.

Et je l'avais perdu pour de bon.

Les gens changentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant