Chapitre 2 ~ Lucy

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Je n'ai presque pas réussi à dormir de la nuit. Je pensais constamment à Alexis. Je sentais son regard brûlant sur ma nuque. Je me rappellais de la colère avec laquelle il m'avait regardé. Non. Ce n'était pas de la colère. C'était du dégoût. J'écoutais en boucle la même chanson. Notre chanson. "Cold Shoulder" d'Adèle. Ce n'était même pas l'une de mes chansons préférées. Mais c'était la notre. Nous nous étions rencontrés lors d'une fête. Moi emmenée par Mathilde, lui par Enzo. Ils venaient tous les deux juste de se mettre en couple, et tenaient à officialiser cela devant leurs amis. J'avais été assez réticente. Je n'y croyais pas trop, à ces rencontres arrangés.
Alexis m'avait paru terriblement banal lors de notre rencontre. Enzo m'avait beaucoup plus intéressé. Mais, nous en étions venus à parler. Et, quand il écoutait, il regardait avec une intensité incroyable. Son regard avait pénétré chaque partie de mon âme. C'était comme si, après une rencontre, il me connaissait par coeur. Je n'avais ressenti cet attrait pour personne auparavant... Il m'avait invité à danser, en souriant. Et la chanson "Cold Shoulder" passait à ce momen-là. Cela l'avait fait rire. Son rire. C'est à cet instant précis que je l'ai reconnu. Le petit garçon de la plage.

J'ai donc décidé de ne plus jamais le quitter. Bon, d'accord, j'avais peut-être un peu exagéré. Mais je détestais cette routine quotidienne qui s'installait sans qu'on s'en rende compte. Je me levais le matin. Il avait déjà préparé le petit déjeuner. Il m'embrassait pour me dire bonjour. Je mangeais. Ensuite, je me préparais. J'allais en cours. Quand je rentrais, il était toujours là. Avec un regard. Un regard qui me faisait sentir terriblement vieille. Je n'avais que vingt-quatre ans. Je n'avais pas encore terminé mes études. Pourtant, quand il me regardait ainsi, j'avais l'impression d'avoir quarante ans. Tous les soirs, rentrée avant dix-huit heures. Alors, j'ai commencé à rentrer de plus en plus tard. Puis, à ne plus rentrer du tout. J'étais revenue, une nuit, à six heures du matin, mes chaussures à talons dans les mains. Il était resté allongé sur le canapé. Mon dîner m'attendait sur la table. Alexis s'était surpassé pour cela. Mais c'était froid depuis longtemps. Comme mon coeur. Qui était gelé. Il s'était endormi en écoutant de la musique. J'ai pris son portable, pour regarder ce qu'il écoutait. Il n'y avait qu'une chanson. Mise en boucle. Cold Shoulder. Cela avait brisé quelque chose en moi. Mon coeur avait manqué un battement. Je me suis mise à pleurer. Il savait tout. Mais ce n'était pas pour cela. Je m'étais préparée à l'éventualité qu'il l'apprenne. Mais je n'aurais jamais pensé que ça me fasse autant de mal d'apprendre que je lui causais ces souffrances. J'avais voulu lui avouer beaucoup de choses. Seulement, désormais, il savait. Cela n'avait plus aucun intérêt de le dire moi-même. Je l'ai regardé dormir. J'étais fatiguée mais je ne m'en lassais pas. De son visage empreint de sommeil. De sa douce expression. Alexis était vraiment gentil. Peut-être était-ce pour cela que je lui avais fait ça. Il avait une nature profondément optimiste, joyeuse. Il avait remarqué les cachets que je dissimulais dans la salle de bain. Il était tellement heureux. Et moi, chaque jour, je me perdais un peu plus dans les méandres de ma vie. Je voulais le sentir triste. C'était un sentiment profondément égoïste et méchant. Mais je ne supportais pas de le voir si heureux dans cette vie, alors que moi, mes larmes ne cessaient de couler. Quand il s'est réveillé, les seules paroles qu'il a prononcées ont été :
"Va-t-en."
Je lui ai obéi. Il ne servait à rien de discuter. Il était dans son plein droit. Je suis partie. Mais, en arrivant à l'université, je me suis ruée aux toilettes. J'ai vomi. Je me dégoutais moi-même. Pas étonnant que son regard soit tellement chargé de colère, de dégoût et de pitié. C'était les propres sentiments que j'éprouvais envers moi-même. Mais la règle était d'ordre. Toujours faire semblant. Jamais laisser paraitre. Alors, je me laissais sombrer. Alexis aurait pu être le seul à me sortir de cette espèce de noyade. Mais, pour rien n'aurait au monde je n'aurais osé lui avouer.
J'avais ma fierté.

On toqua à ma porte. Il devait être près de quatre heures. Mon coeur se gonfla d'espoir à l'idée que ça puisse être Alexis. Qu'il ait regretté sa décision de dormir dans le canapé. Qu'il ait décidé de me rejoindre. Mais, c'était Mathilde.
Elle portait une fine nuisette. Quand elle s'approcha de moi, je me rendis compte qu'elle sentait encore la fine odeur musquée d'Enzo. Ses yeux paraissaient inquiets :
"Lucy ? Je t'ai entendu pleurer... Est-ce que ça va ?"
Sans m'en rendre compte, des larmes avaient coulé sur mes joues. Comme un trop plein qui ne demandait qu'à se vider.
Elle me serra dans ses bras :
"Tu sais, Lulu, tu peux tout me dire..."
Comment lui dire ? Mathilde n'était plus la jeune fille que j'avais connu, non plus... Elle avait changé depuis le lycée. Peut-être qu'elle aussi, je la dégoutais.
Elle me sourit. Par contre, elle avait gardé son gentil sourire à faussettes. Elle aussi, elle avait toujours été gentille. Pourquoi est-ce que les gens gentils s'aglutinnaient autour de moi ? Voulaient-ils tous que je détruise leur vie ?
Mathilde se mit à parler. Je n'eus même pas le courage de lui dire de se taire.
"Tu sais, avec Enzo, on pense que c'est du sérieux... On pense même à fonder une famille..."
Mes yeux se sont écarquillés :
"Mathilde ! Tu n'as même pas vingt-cinq ans !
-Je m'en fiche. J'aime Enzo. Il m'aime. Entre nous, c'est complètement fusionnel. Tu n'as jamais eu envie d'avoir des enfants avec Alexis ?"
Je ne répondis pas. J'essayai de nous imaginer tous les deux, un bébé dans les bras. L'idée m'a fait frissonner. Je fis tout bas :
"Je ne veux pas devenir vieille.
-Lucy ! Tu nous fait une crise de la quarantaine à vingt-quatre ans, c'est grave !"
Le silence qui s'installa devint presque gênant. Alors, elle reprit :
"Qu'est-ce qu'il s'est passé avec Alexis ? Pour que vous deveniez comme ça...
-Comment ?
-Ben, je sais pas... si... distants...
-Tu veux dire, pour qu'il ne m'aime plus ?
-Alexis t'aime toujours ! Seulement, désormais, il te regarde avec une espèce de méfiance ! Il a raison. Tu ne peux pas continuer à lui faire du mal...
-C'est vrai. Je suis mauvaise pour lui."
Mon amie soupira :
"Ce n'est pas ce que je voulais dire. Tu es gentille, Lucy. Mais, tu refuses de le montrer. Je ne sais pas pourquoi, mais tu refuses de montrer tes sentiments à qui que ce soit.
-Que...
-Tu n'as jamais tenu de journal intime, n'est-ce pas ?
-Toi non plus !
-Oui. Mais moi je ne le faisais pas parce que je jugeais que ma vie n'était pas suffisamment intéressante pour être racontée. Toi, tu ne le faisais pas parce que tu refusais de confier tes sentiments à qui que ce soit, même à un simple carnet."
Je fus frappée par ses déductions. C'était tout simplement incroyable. Je détestais être percée à jour. J'avais toujours eu l'impression que ce carnet allait me juger, que les mots posés sur le papier allaient se retourner, d'une manière ou d'une autre contre moi.
Mathilde ferma les yeux :
"Je voulais aussi te dire que... Moi et Enzo, nous allons déménager.
-Hein ? Où ça ?
-En Amérique. Aux Etats-Unis. Il souhaite que je connaisse sa famille. J'ai accepté. Nous partons dans cinq mois. C'est probablement les dernières vacances que nous passons ensemble avant... longtemps.
-Tu ne m'avais même pas prévenue ! Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir faire là-bas ? Tu as tes études de médecine à poursuivre et...
-Mon dossier devrait être transféré là-bas. Il n'y aura aucun problème. Je connais déjà la soeur d'Enzo, elle est adorable."
J'ai dû paraitre particulièrement abattue car Mathide a rajouté en riant :
"Ne t'inquiète pas, je vous inviterai tous les deux pour le mariage.
-Pour... pour le mariage ?"
Là, mon amie parut particulièrement heureuse. Elle fit, à voix basse, comme si c'était un secret :
"Enzo m'a dit que si j'acceptais de venir avec lui, nous nous marierons ! Je suis tellement contente !"
Je l'ai félicitée pour l'usage. Mais je ne parvenais pas à voir ma meilleure amie mariée. Pour moi, cela paraissait impossible. Absolument impossible.
Comment pouvait-elle être mariée ?

Je ne voyais qu'une seule option. Elle venait d'une famille très à cheval sur les conventions. J'ai murmuré :
"Tu es enceinte ?"
Elle a éclaté de rire. Elle ne parvenait pas à s'arrêter.
"Moi ? Enceinte ? Bien sûr que non... Je sais queça te parait surprenant, mais maintenant les gens peuvent se marier par envie, et ne sont pas contraints par d'éventuels enfants...
-Mais alors... pourquoi ?
-Je te l'ai déjà dit. Nous nous aimons. Et nous voulons être heureux ensemble. "
Je suis restée sans voix. Mathilde comprit qu'il valait mieux me laisser digérer la nouvelle. Elle m'embrassa sur la joue, en me recommandant de dormir, et quitta ma chambre.
Mais, seule avec mes démons, je ne parvins pas à m'endormir.

La petite SirèneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant