I- Harry

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Il marchait lentement vers l'immeuble. Il ne regardait pas autour de lui.

Le trajet était obstinément le même. Il n'inventait jamais d'autres itinéraires. Il ne changeait jamais de trottoir, se dirigeant droit vers l'école, puis de retour chez lui.

Il montait lourdement les cinquante-sept marches jusqu'au troisième étage. Il ne sautillait pas, ne se hâtait pas. Harry n'était pas pressé. Les dix ans de sa vie s'étaient passés sans courir, dans la quasi-immobilité d'une vieillesse plus que précoce.

Il posa le cartable dans sa chambre, la moins encombrée de la maison parce que la plus petite. On aurait dit un placard, ou la cellule d'une antique prison : un lit, une table, une chaise, une armoire, le tour impeccablement rangé. Il sortait ses cahiers et ses devoirs à l'avance pour ses devoirs avant d'aller trouver son goûter sur la table de la cuisine.

Une grosse pomme et une biscotte l'attendaient depuis midi. La gouvernante les installait tous les jours après le petit déjeuner. Son goûter variait peu.

Après quelques bouchées, la pomme l'écœurait, mais il la mangeait jusqu'au bout. Puis il commençait à faire ses devoirs avec concentration et méthode. Il savait que plus vite c'était fait plus vite il pourrait piocher dans la seule armoire qui n'était pas fermée à clé.

Quand Grand-Mère entendit le grincement de la porte de la bibliothèque et le tintement de la vitrine, elle sortit de sa chambre et vint s'asseoir avec Harry dans le salon.

"Bonsoir Grand-Mère", dit Harry en prenant place sur le canapé en velours usé. Personne ne l'appelait jamais par son prénom : Précieuse. C'était difficile d'imaginer quelqu'un s'adressant à elle ainsi.

Grand-Mère inclina la tête en guise de salutation. Elle parlait rarement et peu. Harry avait l'impression que si elle bougeait plus, elle se désintégrerait. Elle avait quatre-vingts ans, mais le genre de quatre-vingts vraiment vieille comme les grands-mères des livres anciens. Sa peau était tellement fripée et froissée et sèche qu'Harry avait peur que si jamais elle souriait, ça devienne de la poussière. D'ailleurs, elle ne souriait jamais. Elle marchait avec peine, elle mangeait sans appétit, elle gardait ce petit-fils par devoir. Il n'y avait personne d'autre qu'elle.

Elle avait élevé Harry depuis sa naissance à la mort de sa mère. Dans la famille Styles, on mourait d'accidents, des accidents de l'histoire : la Deuxième Guerre Mondiale pour son grand-père, la Grande Guerre pour son arrière-grand-père, et pour son propre père une étrange disparition après l'enterrement de sa femme quand Harry était vieux d'un jour.

Sa grand-mère avait donc perdu son père à cinq ans, perdu son mari à trente ans, perdu son fils à soixante-dix ans en héritant d'un bébé pour qui elle n'avait ni la force physique ni la force morale.

Mais elle fit que qu'il fallait faire.

Elle avait immédiatement engagé une femme à peine plus jeune qu'elle pour veiller à la nutrition et à l'hygiène du bébé. Cette femme, Germaine, venait à l'époque de perdre son mari, n'avait pas d'enfants et cherchait à fuir son isolement plus qu'à gagner un salaire. Les deux femmes s'entendaient bien car elles avaient les mêmes principes... beaucoup de principes. Elles vivaient côte à côte en lignes parallèles. Mme Styles lui avait offert une des nombreuses chambres, mais Germaine préférait aller et venir, sauf au début, quand Harry ne dormait pas encore la nuit, et parfois par mauvais temps.

Germaine était donc vieille aussi, une vieillesse qu'elle travaillait à masquer avec les maquillages les plus modernes. Les fards de Germaine étaient d'ailleurs le seul soupçon de modernité dans cette maison sans appareils, sans machines, sans télévision. Germaine se livrait à une bataille contre les cheveux blancs, les rides et la graisse, mais elle avait abandonné la lutte contre la dépression. Les premières années, elle avait entouré Ernest des seules paroles qu'il entendit, mais dès son entrée à l'école, Germaine se renferma comme sa patronne. La conversation était réservée à la communication strictement utilitaire, et même celle-ci fut peu necessaire car la maison marchait toute seule, par habitude, par lassitude, en service minimum reglementé.

Lettres d'amour de 0 à 10 (Larry Stylinson)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant