VI- Alphonse

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Dimanche matin, la grand-mère d'Harry n'était pas au rendez-vous tacite à la table de la cuisine. "C'est la deuxième fois en peu de temps", pensa Harry. Elle n'était pas un compagnon drôle, mais Harry ne pouvait imaginer sa vie sans elle. Il y avait pour lui un certain confort à la retrouver tous les soirs et tous les matins. Quand il rapportait ses bulletins, elle mettait sa main sur la tête d'Harry, un peu comme on caresse un chien. C'est tout ce qu'il pouvait lui apporter du monde extérieur, ses bonnes notes. Et maintenant Louis ! Et la brioche. Soudain il eut peur de la trouver inanimée sur son lit.

Il frappa à la porte de sa chambre. Quel soulagement d'entendre son frêle "oui". Il entra. Elle était couchée avec la même pile de lettres sur les genoux. Elle tenta de les cacher vite sous son oreiller, mais elle ne faisait rien très vite.

Harry s'approcha du lit, rigide comme un simple soldat devant son lieutenant, mais déterminé par la peur qu'il venait d'avoir, et dit: " Grand-Mère, nous nous connaissons depuis dix ans, la totalité de ma vie, et je ne sais rien de vous, de notre famille, de ma mère, de mon père... à part les portraits de ces inconnus sur les murs. Lui, par exemple. " Il montra du doigt la grande photo d'un monsieur sérieux et grave, entre trente et quarante ans, très beau, un peu arrogant comme quelqu'un qui pose pour l'éternité.

À sa surprise, sa grand-mère répondit simplement, comme si cette seule question était une clé qui ouvrait la porte de la parole : "Lui, c'est ton grand-père, mon mari. Alphonse. Nous n'avons vécu que huit ans ensemble. Il est mort sur le champ de bataille en 1940. Ton père est né après. Il n'a jamais connu son père."

"Comme moi."

"Comme toi."

Mais au lieu de penser à lui-même, il dit: "Vous avez eu une vie très dure, Grand-Mère."

"Plus la peine est profonde, moins on peut le dire."

"Mais qu'est-ce que vous pouvez me dire sur Alphonse ?" Il dit "Alphonse" pour arriver lentement à Gaspard, son père.

"Il n'existe pour lui rien d'autre que des superlatifs. Il n'a pas eu le temps de me décevoir." Elle cherchait ses mots. "Il était grand et grandiose, distingué... intelligent, brillant, majestueux, et très, très beau... comme toi!" Elle ajouta d'une voix inaudible : "Comme ton père."

"Beau, c'est juste l'extérieur, ce n'est pas important. Dites-moi plutôt comment il était."

"Il était un chasseur impitoyable de la vérité. Il voulait comprendre le fond des choses. Il ne se racontait jamais de mensonges. Il réfléchissait tout le temps."

"Et ces lettres, Grand-Mère, que vous lisez au lit ?"

"Je les connais par coeur, Harry. Ce sont des lettres d'amour qu'Alphonse m'écrivait ici à la maison. Il était trop pudique pour me le dire, alors il m'écrivait."

"Ça fait plus de cinquante ans qu'il est mort. Vous vous le rappelez toujours ?"

"Oui, très bien, tous les jours, toutes les minutes... mais je ne peux pas le toucher. Et il ne peux pas me toucher."

"Et mon père ?" demanda Harry, sachant instinctivement qu'il avait dépassé les bornes, comme si on avait le droit de parler des morts, mais pas des vivants. Sa grand-mere fit la sourde oreille.

"Voulez-vous que je vous apporte le petit déjeuner?"

"Non, ce n'est pas nécessaire, je vais me lever maintenant. Tu peux faire chauffer le lait."

Jamais ils n'avait échangé autant de mots, comme si sa grand-mère avait obéi au dicton: "La bouche est une porte, elle doit rester fermée." Harry avait trouvé, avec ses questions, une clé à la porte, et il vit que cela faisait du bien à sa grand-mère d'entrouvrir la porte. À lui aussi. Elle avait l'air plus jeune, moins fragile.

Lettres d'amour de 0 à 10 (Larry Stylinson)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant