"Gauthier Sans-Avoir", chapitre 1

63 8 5
                                    

Depuis l'éclairage public, les citadins n'ont plus le droit à l'obscurité. On pourra vanter le progrès tant qu'on voudra, les grands paysages plongés dans de profondes ténèbres, avec comme seule veilleuse quelques loupiotes allumées de part et d'autres de la Voie Lactée, avaient quand même plus de charme, ou à la rigueur plus de facilité à inspirer le sommeil, donc les rêves. Notre-Dame, qu'Hugo disait si imposante lorsqu'elle n'était qu'une énorme masse noire dressée comme un château gothique défendant l'île de la cité, est condamnée à se pâmer dans une lumière orange qui met en valeur les poubelles qui parsèment son parvis. La Tour Eiffel ressemble bien d'avantage à un sapin de Noël qu'à une merveille d'architecture et d'ingénierie, malgré ses trois cent mètres de fer, lorsque ses ampoules s'activent à lancer des éclairs dans la nuit. Le surnom de Paris a beau être la ville lumière, il y a tout de même des fois où l'on se questionne sur la quantité, et où nos yeux, fatigués de n'avoir plus l'occasion de se fermer, de devoir sans cesse voir, nous signalent par leurs démangeaisons plus que par la fatigue qu'il est plus que temps de chercher cette noirceur, qui à cette heure devrait pourtant être partout, et qui n'a jamais autant manquée.

Les oiseaux eux-mêmes s'y perdent. Ne les avez-vous jamais entendu chanter sur les coups d'une heure du matin, comme s'il faisait grand jour? C'est que ces pauvres bêtes ont un cycle jour/nuit très fragile, axé sur la quantité de lumière qu'ils perçoivent, et que nos chers lampadaires anéantissent à grand coup de watts. Le problème, c'est que le corps humain n'est pas si différent du leur: augmenter la durée d'éclairage, c'était au départ permettre aux magasins de rester ouverts plus longtemps. Maintenant, cela sert surtout à ce que l'on court sur de plus longs trajets, et désormais, jusqu'à très tard, on peut voir des humains conduire, courir, s'activer et se suivre, aller à droite à gauche comme si chaque pas devait activer l'une des valves de leur cœur et que s'arrêter signifiait donc la mort. C'est surtout visible dans les endroits construits à la mesure de ce mouvement perpétuel, comme les gares. Personne n'a le temps de s'arrêter là-bas, c'est d'ailleurs presque un crime de le faire. Les magasins ne sont là que pour fournir le strict nécessaire: de quoi combler la faim, offrir les quelques valises manquantes, les chocolats pour sa femme, le journal pour le train et hop! La lumière nous transperce déjà, quelque soit l'heure, ses rayons nous faisant glisser et ricocher avec eux à chaque angle, suivant la fantaisie de milliards de photons tourbillonnants qui vibrent avec nos atomes, et qui vont se perdre et nous perdre on ne sait où, peut-être renvoyer notre image à des milliards d'années, lumières elles aussi, à des aliens qui ne nous verront pas bien, parce qu'eux préféreront dormir plutôt que courir dans tous les sens.

Et voilà, je recommence à délirer. L'habitude de parler tout seul, excusez-moi. Je ferai mieux de me présenter, au lieu de vous décrire par le menu détail la Capitale et ses terreurs luminocturnes. On m'appelle Gauthier Sans-Avoir, du moins quand on a la politesse de me demander mon nom. Et oui, je vis dans la gare de l'Est depuis pas mal de temps maintenant. C'est d'ailleurs pour ça que je me suis mit à vous parler de tout ce que l'on pouvait éprouver au contact des rues, du contraste entre les métropoles d'aujourd'hui, les villes d'hier et les cités d'autrefois: parce qu'en fin de compte, ces lumières et cette agitation m'empêchent de dormir. Bien sûr, il y a aussi des avantages, comme des poubelles toujours bien remplies à fouiller ou la possibilité de dormir à l'abri du vent et de la pluie, pour peu que l'on sache se montrer discret et ne pas être ivre trop souvent. Mais sans rire, personne pour vous accorder un regard, pas le temps, trop pressé...et les femmes avec leur talons qui claquent comme un fouet contre vos tympans, la même voix en boucle pour dire que le train TER est au quai 1, le TGV n°8764 au quai 6 et qu'une voiture est mal garée...c'est vite lassant. Je sais qu'il faut se taire et subir quand on a pas le choix, mais Épictète a beau rôle de nous juger à deux mille ans d'intervalle. Être esclave dans la Rome Antique, même boiteux, ce n'est pas la même chose que de devoir survivre au jour le jour dans une ville comme Paris! Toutefois, je ne devrais pas me plaindre: j'ai eu personnellement le choix d'embrasser le stoïcisme plutôt que de devenir fou, tous n'ont pas cette chance. Et puis je prend quelques libertés avec la parole du Maître, quelques verres en trop de temps en temps, qui me font toujours réciter ses leçons. J'en compose même parfois, comme ce jour où j'ai dû partir la queue entre les jambes parce que j'avais trop bu: "Qui à l'Est fait le culte de Bacchu', à l'Ouest finira à coups de pieds dans le..."Euh...je ne suis peut être pas très inspiré de vous raconter ça. C'est déjà gentil de vous être arrêté, je ne veux pas vous faire fuir.

Je vous sens intrigué. Je suppose qu'avec mes guenilles et mon odeur, vous ne vous attendiez pas à ce que je cite Hugo et Épictète, ni que je vous parle des sentiments profonds que Paris nous inspire dans sa mousseline orange et criarde. Pour tout vous dire, j'ai fait de longues études avant de finir dans ce triste état. Mais je ne les aient jamais finies: j'aimais bien plus écouter qu'apprendre, et je me voyais encore moins enseigner. J'ai laissé traîner les choses, accumulant toujours plus d'anecdotes et de connaissances inutiles, et comme vous pouvez le voir, cela m'a rendu très riche...intérieurement. D'accord, cette blague n'est pas de moi et elle n'est pas drôle. Mais rien de plus vrai néanmoins: aujourd'hui encore, je continue à accumuler patiemment tout ce que je peux entendre, simplement la nature des histoires a changée. Elles n'ont plus rien de léger, elles ont la pesanteur des vies qui les ont portées, cachées dans les recoins d'âmes qui ne savaient plus ce qu'elles faisaient, qui n'ont peut être même jamais voulu savoir. Elles n'en sont sorties que comme des trésors mythiques, c'est-à-dire lorsque le bateau qui les convoyaient a fait naufrage, et que seul est resté quelques rumeurs sur les richesses qu'il contenait. Je les entend au bout d'un téléphone, à la terrasse d'un café, lorsque les drogués viennent chercher leur dose et que le manque d'argent leur fait dire des excuses qui sonnent vraies mais qui n'ont malheureusement pas étés prononcées par des gens qui peuvent transformer les mots en or. Je recueille tous ces récits de trésors perdus et les ressert à des marins dont les navires sont encore actifs, dans l'espoir qu'un jour, l'un d'eux s'enivrera de ces vérités chimériques et ira rechercher ce que le temps a englouti.

Cette fois-ci, c'est moi qui me donne le beau rôle. Mille excuses: ça fait tellement longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de parler. Vous ne voulez pas rester encore un peu? J'ai de la vodka et des biscuits... pas de première qualité bien sûr, mais je vous promet que ce que j'ai a vous dire l'est. Vous m'accordez une oreille attentive, et moi je vous raconte ceux qui savent que l'aube ne promet rien, ni en bien ni en mal. Que demain n'est ni béni ni maudit. Qu'un navire qui coule ne l'est jamais par le destin, mais par celui qui tenait la barre.


Ce que l'aube ne promet pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant