Chapitre III

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Il allait sans dire que nous ne pouvions rester dans la maison. A peine avions-nous entendu la porte se refermer que mon ami et moi bondîmes sur nos pieds. Aussi sympathique qu'il en avait l'air, ce jeune homme avait tout autant pu être envoyé par la police. Sans dire un mot,nous dégringolâmes l'escalier et débouchâmes dans la ruelle. Là,abrités par la couverture épaisse de la nuit, nous cheminâmes tranquillement vers un garage spécialement préparé pour ces petites occasions.

Le lendemain, nous guettions la venue du garçon – ou d'une escouade.Cependant, à l'heure convenue, il parut, seul, et apparemment désarmé. Il sonna. Le vieux se montra.Il savait ce qu'il avait à faire. Il lui indiqua l'itinéraire à suivre. L'autre aquiesça,tourna les talons, et partit d'un pas décidé. Nous le suivîmes un moment. Personne à sa suite. Pas de signe à un tiers embusqué. Je tapotais l'épaule de Lars. Nous le recevrions.

Quelques minutes après, nous le rejoignîmes et l'embarquâmes en voiture,histoire de lui faire passer un petit interrogatoire, le même que celui que j'avais eu à passer. Il s'avéra être tout-à-fait honnête de cœur et d'intentions. Il fut embauché.

Nous finîmes par l'amener au petit café pour célébrer en bonne et due forme son récent engagement. Pomme – car c'est le nom qu'il choisit – haïssait les Boches au moins autant que nous. Lézard avait fait marcher son réseau d'informations, et une petite fille avait effectivement été assassinées dans les conditions décrites.Il fut décidé que, puisqu'il s'était présenté chez moi, je devrais le prendre en charge pour ses premières missions. Cela ne me dérangeait pas. J'avais de l'affection pour le petit, et il me sembla que c'était réciproque. Il me lança un regard un peu géné,puis un grand sourire.

Sa première « sortie » ne tarda pas. Nous avions convenu d'un sabotage sans grand risque mais plutôt notable. Il se débrouilla très bien. Rapide mais conscienceux, il apprenait vite.Attaque après attaque, il s'améliorait de façon considérable et n'eut bientôt plus besoin de moi pour le chaperonner.

 Il fut convenu qu'il ferait équipe avec Cannelle, entendu que Menthe accompagnait généralement Lézard et que Lars se joignait à moi.Ainsi, il remplaçait Raisin. Il me parut quelque peu déçu en réalisant qu'il ne se battrait plus avec moi. Et pourtant, je remarquai bien qu'il n'était pas tout-à-fait indifférent au charme de la sulfureuse rousse.


Les mois défilaient. Nous voyions que nos modestes attentats faisaient leur petit effet. Le lendemain d'une attaque, les soldats et officiers nazis parlaient, tout bas, dans notre petit café, du guet-apens de la veille. Rien ne pouvait nous rendre plus heureux. En bref, la vie menait son cours. Jusqu'à ce jour.

Niels et moi nous baladions dans les rues de Copenhague, fumant silencieusement cigarette sur cigarette. Nous vîmes soudain un Allemand - un général, d'après ses galons - sortir d'un bar en poussant une jeune femme dans une ruelle.

Nous reconnaissions bien ce général. Il était une de nos cibles, mais inaccessible de crainte de trop fortes représailles. Ce gaillard-là, nous nous le réservions pour plus tard. J'avais quelques rudiments d'allemand, ce qui me permit de saisir des brides de ce qu'il hurlait.

Il tentait de lui faire des avances. Il savait que son mari était mort, et qu'elle vivait tant bien que mal avec le fils qu'il lui avait laissé. La pauvre femme le repoussait de toutes ses forces et de toutes ses larmes. Ce qui, évidemment, n'arrêtait pas l'homme.

Mais un petit garçon surgit brusquement entre sa mère et l'Allemand.

"Touche pas à ma maman sale Boche !" cria-t-il.

Tant de rage chez un si petit enfant nous fit sourir. Jusqu'à ce que ce salopard de général repousse le gamin d'une claque assourdissante et sorte un revolver. Je fus plus rapide. Je ne sais comment je réussis à atteindre la tête, toujours est-il que le Boche tomba raide mort.

"Putain Tomas, qu'est-ce que tu fous ?" me hurla Niels. 

Je ne le savais pas. J'avais pensé à Pomme. Ce gamin me rappelait le jeune résistant. Je savais parfaitement les conséquences de mon acte. D'ici quelques minutes - voire secondes - les Boches du bar, alarmés par le coup de feu, sortiraient à leur tour et nous trouveraient là, l'arme au poing et le cadavre à nos pieds. Il fallait partir immédiatement. Mais, même là, ils nous verraient nous enfuir en courant, et nous les mènerions droit au petit café - car il n'y avait que là où nous pouvions nous réfugier - où ils cueilleraient bien gentiment chaque résistant pour les exécuter sur place. Donc, il ne nous restait qu'une seule alternative : la fuite désespérée.

La porte du bar s'ouvrit. Nous nous mîmes à courir. Vers où . Aucune idée. Ailleurs. Niels prit un peu d'avance sur moi et m'entraîna dans une étroite ruelle. Là, il bifurqua dans un passage plus exiguë encore et fit irruption dans une maison.

Plutôt que de maison, on pouvait parler de chambre. Et encore, une bien pauvre chambre, dont un lit, une table, et une chaise constituaient tous les meubles. Sur le lit, des livres, des carnets, des armes, jetés négligemment. Sur la table, un bac de toilette et une lampe.

"Installe-toi, me fit Niels.

- Bon, on est où là ?T'as forcé la porte de qui ?

- De personne. C'est chez moi."

Chez Niels ! Aussi étrange que cela puisse paraître, je n'étais jamais entré chez lui. Il avait certes maintes fois visité ma chambrette, mais n'avait jamais retourné l'invitation. Il me dit, comme sur un ton d'excuse :

"J'avais pas prévu ça, donc c'est le bordel, mais trouve-toi une place et fais comme chez toi.

- T'as bien vu chez moi, non ? Tu crois que c'est plus comfortable ?"

Un silence. Puis, sans trop savoir pourquoi, nous nous mîmes à rire. Cela nous fit le plus grand bien, évacuant l'angoisse et la tension. Lorsque notre respiration se refit aisée, nous examinâmes la situation à venir. En vérité, encore une fois, le choix était mince : fuir ou trahir. La deuxième option étant inenvisageable, nous nous décidâmes pour l'exil. En Suède, en France, en Angleterre, n'importe où, mais nous ne pouvions pas rester au Danemark et encore moins à Copenhague. Les nazis étaient déjà sur les nerfs, mais avec l'assassinat du général, la vigilance allait être renforcée. Et ils avaient tous vu nos visages sous le lampadaire.

Niels parlait assez bien le français et avait des contacts dans le Sud. Là-bas, nous pourrons offrir nos services à la Résistance locale.

"Et après ? demanda Niels.

- Il n'y aura pas d'après."

Il se leva du lit, passa la main sous le cadre et en sortit une bouteille d'aquavit.

"Au non-après alors !

- Au non-après" répondis-je avec un sourire.

Nous trinquâmes.

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