Et on l'appelad'une voix hésitante. « Eliott, ton café est prêt. »avait presque vociféré une femme au long tablier bleu. On lui avaitsoufflé ce prénom faute de quoi elle n'aurait jamais su comment ils'appelait. Ici, tout le monde se connaissait ou presque. Ce n'étaitpas une multinational à la Starbucks ou Costa. Eliott s'approcha etrécupéra sa tasse en souriant chaleureusement à la dame qui venaitde le servir. Elle devait être stagiaire car il ne l'avait jamais vuavant. Elle avait un air de jeunesse et une sorte d'étincelle dansles yeux, souvent associé à une certaine humanité mais Eliott nesavait pas réellement pourquoi. Sa peau lisse laissait croirequ'elle venait d'entrer dans la vingtaine. Son front n'était pasridé, ses cheveux n'étaient pas blancs. Tout laissait à croirequ'elle aurait pu être belle ou du moins qu'elle avait pu l'être.Sous son tablier, le jeune homme apercevait une longue robe malcoupée, en satin d'une couleur qu'il ne distinguait pas ou dans unede ces matières vieillottes que personne ne plus porte ou si cen'est juste pour en faire la remarque aux autres. « Regardez,le old-school ça revient à la mode, je porte du satin. »Qu'est-ce que ça sonnait ridicule. Ses yeux n'étaient ni fardés nimaquillés d'aucune autre manière. Ils trahissaient sa fatigue, sonépuisement total qui paraissait tout sauf physique. Enl'approchant, Eliott n'avait rien senti, ni « n°5 »de Chanel ni aucune autre fragrance fruitée ou épicée. Elle nedégageait rien de plus que cette apathie qu'elle cachait, en vain,derrière de grands sourires qu'elle balançait à quiconque voulaitbien la regarder. Elle puait, non pas à cause d'une mauvaise hygiènemais elle puait. Elle puait une fin d'adolescence difficile, unetristesse profonde. D'elle, émanaient de lancinantes odeurs denaïveté. Dès qu'on l'approchait, on ressentait tout cela. Tout, eten même temps. Elle était une noyée du monde moderne, une de cesexistences englouties par le décor urbain, par la cruauté deshommes, par les émanations de gaz carboniques et par tant d'autreschoses encore. Chaque fois qu'elle prenait le métro et même si elleen ressortait toujours, elle y laissait des morceaux d'elle. Desfragments de sa vie, de son existence, invisible à l'œil nuqu'elle ne retrouverait jamais. Était-ce l'espoir enfantin qu'elleavait avant qu'elle avait perdu ainsi ? Sa joie qui un jour futsincère ? Mâchée par le temps et mâchée par les autres,elle avait fini ici, dans un café, à servir des collations à desinconnus, à leur demander s'ils ne voulaient pas du sucre en plusavant de leur servir, puis de voir qu'ils en rajoutaient encore aprèsson passage, ce qu'elle vivait comme une traîtrise. Elle n'avaitqu'une vingtaine d'année et sa vie était déjà finie, comme uneaquarelle un peu trop humide dont les couleurs se seraient tropéparpillés pour qu'on n'en voit encore une trace. La tableau de savie était devenue fade, plus abstrait que jamais et si jamaisquelqu'un l'aurait voulu exposer alors il l'aurait fait dans une deces vulgaires galeries d'artistes à deux balles dans lesquellespersonne ne s'arrête jamais si ce n'est pour demander son chemin.L'œuvre que ses géniteurs avaient mis neuf mois à peaufiner, àgrossir puis affiner les traits, rendre les contrastes plus beaux,plus saillants, à la préparer à l'Exposition Universelle finiraitdans une galerie d'art ne valant pas un clou ou dans un grenierpoussiéreux, entre une poussette aux tiges de métal cassées et unvieux meuble hérité d'un aïeul. A savoir ce qui finalement étaitpire...
La tassequ'Eliott tenait dans ses mains lui brûla les doigts, comme àchaque fois. Il fit trois pas à droite et la reposa sur un petitmeuble en acajou vernis. Il tapota ses mains l'une sur l'autre, commes'il allait s'élancer à l'assaut d'un enchaînement compliqué àla barre fixe, pour les refroidir. Puis, il attrape un, puis deuxpuis trois des petits sachets de sucre qui devant lui étaientcontenus dans un grand récipient en fer brossé. Il ouvrit les troisà la suite, dans un mouvement sec et bref et alors que quiconqueaurait tenté de faire la même chose aurait fini par en faireexploser un des trois, éparpillant ainsi des milliers de petitesbilles de sucre sur le sol, lui, n'en fit tomber aucun.
D'un airplacide et presque concentré, il les versa un par un dans sa tasse.Il en avait entendu des choses à propos de cela, de la fâcheusetendance qu'il avait à tout exagérer. On lui disait qu'il devaitfaire attention, que ce n'était pas sain, pas bon pour lui, que celane se faisait pas. Il avait écoute pendant des années toutes sesvieilles remarques qu'on fait quand l'on n'a rien à dire, quand, lesilence devient pesant et qu'on parle finalement pour ne rien dire.Il les avait supporté ces tantes, ces parrains qui n'avaient mêmepas le mérite de lui offrir de beaux cadeaux, ces inconnus qu'ilrencontrait une fois par an lorsque ses parents organisait des dînersd'amis qui se faisaient si rare qu'on doutait de l'amitié qui lesliait entre eux. A seize ans, bientôt dix-sept, il avait arrêtéd'écouter les autres, ou du moins préférait réfléchir avant detout gober tout cru et versait ces trois sachets de sucres dans sonthé, son café ou tout autre breuvage, sans scrupules, sans honte,sans regrets.
C'était unehabitude qu'il avait ainsi que celle de se rendre dans ce café àl'allure pittoresque coincé à l'angle de deux rues plus miteusel'une que l'autre. Il y venait presque tous les jours, comme si celaétait nécessaire à sa vie, à sa petite mais belle existence.
Une fois laboisson noirâtre sucrée à son goût, il reprit sa tasse, sacoupelle, et tout en touillant faisant ainsi grincer sa cuillère surle bord de la tasse, se rapprocha d'une table un peu cachée. Il posasa tasse, s'assit et se débarrassa de son gros manteau d'hiver latempérature intérieure le permettant. Il faut dire que le caféfaisait aussi snack à toute heure et que près de lui se trouvait laporte des cuisines. Dans l'interstice entre la porte et le mur sefaufilaient la chaleur des fourneaux, les voix des cuisiniers quimême s'ils n'étaient que deux se faisaient entendre ainsi que denombreuses odeurs, passant des frites huileuses aux churros tousaussi huileux, des maquereaux qui vous prenaient le nez aux odeurs desoupes de légumes, changeant chaque jour de goût en fonction dessaisons et de l'envie du chef. En vérité, le lieu n'avait de snackque le nom car la cuisine que l'établissement servait était plusraffiné que ce que l'on pouvait trouver dans ce que l'on appellehabituellement ainsi. Pas de hot-dogs garnis d'une pauvre petitesaucisse pour un pain toujours plus grand qu'elle, pas de hamburgersdégoulinant de toutes parts ou de glaces à l'italienne quifaisaient presque honte à ce pays. Rien de tout ça n'était à lacarte. Carte, qui, d'ailleurs, n'était qu'un document OpenOfficeimprimé chaque matin avec toute la sophistication qu'un chefcuisinier pouvait mettre dans la mise en page, autant dire que cen'était pas glorieux. Malgré cela, cette foutue feuille qu'onaurait pu jeter sans la lire faisait justement l'authenticité ducafé, cette touche que les autres n'avaient pas. S'ils savaient quetout se jouait là-dessus. Le lieu ne désemplissait pas et Eliottavait bien compris cela venant chercher ici le bruit et l'émulationcitadine perpétuelle. Toujours à la même place, au fond, entre lestoilettes et les cuisines, là où personne ne va jamais, ils'asseyait. Devant lui se trouvait un grand aquarium remplis depoissons multicolores, aux yeux exorbités et au prix sûrementexorbitants qu'il croyait ne pouvoir trouver que dans les restaurantsasiatiques jusqu'au jour où il avait découvert le « CaféNoir ». De noir il n'en avait que le nom car les murs étaientornés d'objets de décoration, de cadres et de tableaux de plus oumoins bon goût. On ne voyait même plus la couleur du mur qui setrouvait en dessus. Etait-il bleu ou était-ce une impression ?Personne n'aurait su le dire.
« CaféNoir » c'était pour le vieux slogan que le patron, M.Coulimot, avait crée lors de ses débuts. Débuts qu'Eliott n'a pasconnus. « La café noir, comme on l'aime tous » qu'ilavait répété debout sur un de ses escabeaux de chantiers lors deses grandes séances promotionnelles qui se résumaient à de vieuxdiscours mal organisés répétés en boucle sur une place oùpersonne ne venait dans le quinzième arrondissement de Paris.
C'étaitd'ailleurs comme ça qu'il l'aimait son café Eliott. Noir. Comme lereste de sa vie.

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Café noir
Ficción GeneralCa fume. Ca fume dans les esprits et au dessus des tasses car tout est embrouillé. Dans ce nuage de matière abstraite, cette incohérence à elle tout seule, dans ces gouttes d'eau qui sont plus que cela se trouvent des êtres, plus ou moins appréciabl...