Chapitre 3 : père-évaporé-dans-la-nature

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À quelques kilomètres de là.

- Docteur, vous croyez qu'elle va s'en sortir ? demande un petit homme au crâne dégarni.

Sa voix n'est qu' un murmure paniqué mais résonne assez fort pour faire sursauter le médecin. Surpris, ce dernier n'en laisse rien paraître et dévisage longuement la petite silhouette du bonhomme d'âge mûr. Son visage émacié aux traits fins et les petites rides aux coins des yeux n'enlèvent rien au charme naturel que dégage cet homme qui a vécu. Ses grands yeux, dans lesquelles on devine facilement un éclat de tristesse et de mélancolie à peine dissimulés, dégagent une certaine force. Une pointe d'espoir? Ces yeux-là, avec leur couleur bleu comme la mer, leurs paillettes de doré et leur touche pétillante de tendresse, ont un pouvoir certain sur les femmes. Aujourd'hui, ces yeux scrutent les profondeurs de mon âme, se dit le médecin avec un petit mouvement de recul. Il essaie en vain de se souvenir de quel patient cet homme se préoccupe mais ne trouvant pas de réponse il hausse les sourcils d'un air interrogatif. Décidément, sa mémoire le fuit aujourd'hui ! Oublier le visiteur d'un patient dans un aussi petit hôpital est ridicule !

- Je vous en supplie, ne restez pas aussi silencieux ! prie le petit homme. Le médecin comprend alors son erreur : l'homme a pris son silence pour un terrible diagnostic. Alors, le médecin lui fait un sourire timide et ose enfin lui demander de quel patient il s'agit.
Ah oui , la dame de la chambre 32 ! Il s'en souvient parfaitement maintenant. C'était celle à qui l'on cherchait désespérément une greffe de foie.
- Nous faisons notre possible ne vous en faites pas. Votre amie va bientôt arriver en tête de liste, après tous ces mois à attendre. Il faut garder espoir...

Retour dans la maison de Xenia.

-Maman où est-ce que tu vas ?

Elle me fait un petit sourire en coin et m' embrasse. Il est 9 heures du matin et nous sommes un dimanche; j'en déduis alors qu'elle ne va pas faire les courses. De plus, je suis terrifiée à l'idée de rester seule à la maison depuis cette lettre de menace d'il y a deux jours. J'essaie de trouver une excuse qui la ferait rester avec moi mais rien ne me vient sur le moment et je me sens débile.

Pendant ces deux derniers jours j'ai fouillé toute la maison de fond en comble dès que maman avait le dos tourné à la recherche de quelques photos de mon père. Cependant, mes efforts n'ont pas été récompensés... Par ailleurs, je ne sais pas comment aborder le sujet de mon père avec ma mère, comment réagirait-elle ? Le simple souvenir de cet homme qui a préféré laisser famille et boulot pour vivre dans la jungle et étudier le comportement des animaux sauvages la fait pleurer quelques soirs lorsqu'elle pense que je ne la vois pas. Elle pense qu'elle n'a pas le droit de pleurer devant moi pour ne pas me montrer ses faiblesses. Dommage qu'elle ne comprenne pas que j'en ai justement besoin.

Par contre, je me souviendrai toute ma vie de la fois où elle avait craqué malgré mon jeune âge de l'époque. Je devais avoir environ 5 ans lorsque nous avions invité toute la famille (rassemblée lors de ces rares occasions comme Noël ou Nouvel An, en tout cas quelque chose du genre, je ne sais plus). Tout avait bien commencé, nous avions passé des jours et des jours à préparer les chambres et les cadeaux toutes les deux, ensemble. Je ne peux pas nier aujourd'hui à quel point j'avais aimé nos moments passés en tête à tête à rire des drôles de personnages que sont Tata Margaux et Mamy-chou. Nous aimions imiter les expressions de Tata Margaux dont j'ai d'ailleurs piqué l'expression Sacré-con-de-dieu que je ne comprenais pas encore vraiment. Les mimiques comiques de Mamy-chou nous faisaient exploser de rire à chaque fois. En effet, Mamy a toujours eu une manière propre à elle de s'exprimer, d'aussi loin que je m'en souvienne, un mélange de tics et de gestes saccadés qui font d'elle un être unique au monde à mes yeux. Cependant, ce soir-là, Maman n'allait pas fort bien, je le sentais. L'ambiance me semblait déjà tendue alors qu'on n'avait pas encore attaqué le plat principal: la tarte au chocolat traditionnelle de la famille. On était encore à la viande tandis que je me crispais de plus en plus. Un je-ne-sais-quoi flottait dans l'air et le chargeait d'électricité.

Soudain, une assiette vola. Je compris bien plus tard que c'était ma mère qui l'avait jetée, tout juste entamée, sur le mur derrière ma Mamou (la mère de mon père) seulement parce que cette dernière s'était permis une remarque sur la viande "pas assez cuite et trop fade". Ma mère s'était alors levée et cria que si son fils ne l'avait pas engrossée elle n'en serait pas là à cuisiner pour une vieille odieuse et ingrate. Tous se taisaient et regardaient leur viande (qui était vraiment mauvaise je dois l'avouer). Ils savaient tous à quel point le sujet père-évaporé-dans-la-nature restait à ne surtout pas aborder devant pauvre-femme-qui-n'avait-rien-demandé-à-personne. Ce père était alors devenu pour moi une figure mystique et inaccessible mais dont la trace imperceptible à n'importe qui mais très présente pour ceux qui savent, demeurait dans toute la maison comme pour narguer ma pauvre maman.

Ses larmes de pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant