Chapitre 7

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Une petite bruine tombait sur Seattle, de celles qui trempent vos vêtements, qui vous glacent lentement et vous rappellent que l'été a beau être proche de l'automne, l'hiver l'est bien plus.
Sean se demandait ce qu'il faisait là, franchement.
Originaire de l'Ohio, résident à Miami, qu'est-ce qui avait bien pu le conduire dans le nord de l'état de Washington ? Et surtout ici, devant l'ancienne maison de Kurt Cobain ?
Sean passa sa main dans ses cheveux coupés courts. Sa femme l'attendait à la maison, ses enfants... Qu'est-ce qu'il foutait là ? Mais putain qu'est-ce qu'il foutait là ?
Il ne se sentait pas à sa place ici. Autrefois il s'y serait senti très à l'aise, mais c'était il y a dix, quinze, vingt ans. Autrefois, il était adolescent, il se sentait invincible. Autrefois, c'était en 94. Autrefois, Nirvana existait encore.
Jeune, il avait regardé les adultes avec leur routine précise, leur convictions endormies et bien rangées, en se promettant qu'il n'en deviendrait jamais un. Mais les choses changeaient en vingt ans. Il y avait eu les études, le mariage, les enfants. Et en soi, ce n'était pas une mauvaise chose. Juste un autre type d'aventure. Plus stable, régulier et sécurisant, mais tout aussi intense. Néanmoins Sean ne pouvait s'empêcher de regarder en arrière, de s'interroger. Qu'était devenu ce jeune garçon dont l'énergie n'avait d'égal que la motivation et la soif de changement et de liberté d'expression ? Qu'était devenu cet esprit bohème et révolutionnaire des années 90 ?
Et pire encore : était-il déjà vieux pour radoter comme seuls les vieux le font, sur une époque qui les a bercés et qui pourtant a disparu à jamais, ne laissant derrière elle que des conséquences d'idéaux, un esprit éteint et un air de grunge ?
- Vous le connaissiez ?
Sean sursauta imperceptiblement. Il venait d'apercevoir l'adolescente qui avait parlé, une jeune fille frêle et trop maquillée, avec des cheveux blonds décolorés. Elle était accroupie contre la clôture du domaine qui entourait la maison, et elle semblait écrire dans un carnet.
Ne sachant que répondre, Sean bafouilla :
- Je... Pas personnellement, mais... Bien sûr, en tant que fan, je le connaissais.
La fille hocha la tête d'un air entendu, et se plongea dans ses pensées, le regard dans le vague.
- Et toi ? demanda-t-il alors qu'un silence gênant s'installait.
L'adolescente eut un sourire railleur.
- Vous trouvez que j'ai l'air d'avoir vingt ans ?
- Qu'est-ce que tu fais ici toute seule ?
- J'essaye de comprendre. Je peux vous poser des questions ?
- Je te l'ai dit, je ne le connaissais pas personnellement.
La jeune fille ne prit pas compte de ses réticences et embraya avec une question qui le déstabilisa.
- Comment c'était, les années 90 ?
Sean réfléchit longuement, pour essayer de résumer en quelques mots justes une expérience qui lui semblait à la fois lointaine et précise.
    - C'était une période de... liberté. Les gens se sentaient libres, invincibles. Il pensaient pouvoir tout réaliser.
    - Et aujourd'hui ?
Ce fut au tour de Sean de sourire.
    - A toi de me le dire.
L'adolescente réfléchit.
    - Les jeunes rêvent d'amour, tous. Et ils rêvent de vivre leur vie à fond. Mais ils ne réagissent pas, il ne font rien pour que ça arrive. Ils sont passifs.
    - Les gens ont tendance à attendre que les choses changent.
    - C'est vrai, on attend. On attend le moindre signe que les choses vont changer, tout en sachant au fond de nous que ça ne va pas arriver comme ça, du jour au lendemain. Tous les signes sont là pour nous dire de bouger, mais on ne change pas. On répète nos erreurs.
- Tu crois ça ? Tu crois que c'est si simple ? C'est bien la jeunesse, ça. En soi tu as raison, nous répétons nos erreurs. Et nos erreurs consistent à ne jamais regarder en arrière.
- ??
- Oui parce que si tu prenais la peine de jeter ne serait-ce qu'un petit coup d'œil sur le déroulement de ta vie jusqu'ici, tu sais ce que tu verrais ? Une suite interminable d'aventures, d'expérience, de sentiments, tellement nombreux que tu aurais l'impression d'étouffer, ou de planer. Et tu sais ce qui se passerait ensuite ? Tu te dirais qu'au fond ta vie elle est pas si mal, et tu apprendrais à l'aimer et à en profiter. Mais tu ne le feras pas, parce que tu es jeune, que tu aimes te rendre l'existence plus compliquée avec des milliers de questions et de doutes, et tu ne te rendras compte de la valeur de ton existence que lorsque son rythme ralentira, lorsque les jours et les semaines et les mois et les saisons te paraîtront plus longs, plus lents. Pour l'instant tu perds ton temps à te questionner, et un jour tu n'auras même plus ces questions. Tu comprends ? Ton aventure du jour se résumera à aller nourrir le chat du voisin, chose pour laquelle tu n'as même pas assez de temps pour l'instant. Tu vois ? je pense que c'est pour ça qu'il s'est tiré une balle, Kurt Cobain. Il avait pris conscience de la valeur de sa vie, il en a profité, et il ne voulait pas connaître moins bien. Il a voulu partir avant de voir son talent et sa jeunesse lui filer entre les doigts. Et toi, moi, nous, avant que ça nous arrive, nous devrions aussi nous retourner sur ce qui est arrivé jusqu'à aujourd'hui, y voir comme une histoire fantastique qui heureusement, n'en est même pas à ja moitié de son déroulement. Et - tu vois ? - profiter, profiter, parce que c'est pas éternel.
L'adolescence resta silencieuse, et hocha la tête. Elle était intelligente, bien sûr, et elle comprenait. Mais elle ne réalisait pas encore. Parce que c'était le propre des jeunes, de vivre sans s'en rendre compte.

Nirvana ou le ParadisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant