10. La vie rêvée de Kilian

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Il était trois heures du matin lorsque Kilian se réveilla en sursaut, dégoulinant de sueur. Il venait de faire un étrange rêve qui semblait si vrai qu'il se souvenait de tous les détails. Se passant de l'eau glacée sur le visage, jusqu'à inonder son pauvre torse dénudé, il n'arrivait pas à déterminer si c'était un cauchemar ou quelque chose de plus sucré. À vrai dire, si plusieurs choses lui déplaisaient dans ce songe perturbant, il ne pouvait le rejeter en bloc. Une seule certitude : l'intensité des sentiments qui le parcouraient l'empêcha de retrouver le sommeil. C'est donc la tête dans le cul et de grosses poches sous les yeux qu'il arriva au collège le lendemain matin, la veille de sa fête d'anniversaire qu'il avait activement préparée pendant toute la semaine.

« Oh putain, vu ta gueule, toi, t'as mal dormi ! C'est juste trop drôle, on dirait Gollum ! C'est Aaron ton précieux ? »

Martin ne connaissait pas vraiment le sens de l'expression « prendre des pincettes ». Son style à lui était bien plus pachydermique. Et s'il y avait de la porcelaine à briser en mille morceaux, c'était encore plus drôle. Certes, Kilian n'était pas forcément des plus frais, et son obsession envers son petit copain lui faisait souvent perdre le peu de sens commun dont son esprit était doté, mais de là à le comparer à ce que la création littéraire et cinématographique avait imaginé de plus laid, c'était particulièrement méchant. Et comme, manque de sommeil oblige, il était de mauvais poil, il se retrouva obligé de rétorquer à son agresseur avec un poil d'autodérision et une belle touffe d'asticotage, devant une bonne moitié de classe hilare.

« Bah ouais, p'têt, mais moi, tu vois, je suis pas roux, j'ai pas la chance, dès que je me fous dans mon lit, de pouvoir roupiller direct. Je suis blond, du coup, le temps que le vide dans ma tête se remplisse d'air, il est déjà minuit passé ! Mais au moins, je rouspète pas pour rien moi, et surtout, je suis pas un gros casse-roubignoles. Et ouais, Aaron, c'est mon précieux petit copain, et alors ? T'es jaloux parce que je le préfère à toi ? Tu supportes pas que lui, ça soit ma petite carotte, alors que toi, t'es juste mon poil de carotte ? Puisque c'est comme ça et que t'es trop méchant avec moi, je t'invite à mon anniversaire cinq heures avant les autres, comme ça, tu pourras m'aider à tout préparer au lieu de me faire chier parce que je ne suis pas aussi beau-gosse que d'habitude ! Non mais ! »

Sous les chaleureux applaudissements de la foule et devant la crise de fou-rire de Yun-ah et la gêne toute honteuse de ce pauvre Martin, complétement mouché et incapable de répondre quoi que ce soit, le blondinet se permit une petite révérence bien sentie, juste avant que son amoureux ne lui saute au cou pour lui déposer une énorme bise sur la joue.

« Putain, Yun-ah, j'suis ton petit copain quand-même, tu pourrais rire moins fort ! », baragouina juste le pauvre petit rouquin vexé, sans que personne ne puisse l'entendre à cause de la cloche qui sonnait le début des cours.

Le mois de mai arrivait presque à son terme, et une fois n'est pas coutume, il faisait beau. Les élèves profitèrent donc du soleil de midi pour flâner dehors en s'asseyant sur les marches. Le petit blondinet prit plus de place que les autres. Il s'allongea et posa sa tête sur les genoux de son petit copain qui, entre deux gratouilles affectueuses, lui passait les doigts dans ses cheveux fins et ondulés. Comme à son habitude, Kilian ronronnait comme un petit chaton en s'assoupissant pour reprendre des forces, ce qui lui permit de retrouver un teint acceptable pour le reste de l'après-midi.

De son côté, même s'il multipliait les marques d'affection envers son petit lionceau adoré, Aaron semblait songeur. À l'exception de Kilian, bien trop dans sa bulle pour remarquer ce genre de choses, cela n'avait échappé à personne dans la classe. Depuis quelques jours, le brunet n'était pas aussi avenant et fougueux que d'habitude. Amoureux, ça, oui, personne n'en doutait, mais une chose était certaine, un léger détail semblait l'empêcher d'être parfaitement heureux et épanoui. C'était extrêmement léger, mais un simple petit évènement le lundi précédent avait fini par mettre la puce à l'oreille de ses camarades. En effet, personne n'avait compris pourquoi Aaron s'était retenu de coller son poing dans la figure de Matthieu lorsque ce dernier, sans faire exprès d'après lui, s'était saisi à pleine main du fessier de Kilian. En pareille situation, le côté très possessif du brunet l'aurait poussé à bondir pour protéger son bien et punir l'odieux individu qui osait souiller de ses longues phalanges d'inverti son petit trésor à la crinière blonde. Mais là, alors que le garçon aux yeux émeraude râlait et s'était fait violence lui-même en chauffant à bloc son agresseur avec des poses très provoquantes et en le repoussant en criant « propriété privé ! » dès qu'il approchait, Aaron n'était pas intervenu. Il avait observé la scène à distance, les poings serrés et le regard triste. Même une petite larme s'était mise à perler sous sa paupière gauche, goutte qu'il avait immédiatement effacée d'un coup de manche. De nombreuses théories furent échafaudées par toutes la classe, des plus amusantes aux plus stupides et des plus crédibles aux plus invraisemblables, mais toujours avec la plus grande des discrétions afin de ne pas alerter Kilian. Magali songea un instant que le foutu brun était redevenu hétéro, ce qui fit s'esclaffer Martin. Il lui expliqua qu'aux yeux de leur camarade, aucune fille n'arriverait jamais à la cheville de Kilian. Non, pour lui, il ne fallait pas trop se creuser la tête, ce n'était qu'une simple poussière dans l'œil. Yun-ah s'approcha plus de la vérité. Elle connaissait les deux garçons et cela lui semblait évident, Aaron cachait quelque chose à sa petite tornade blonde et culpabilisait de ne pas le lui dire. Mais quoi ? Sans doute une bêtise sans trop d'importance, vu à quel point rien ne semblait être en mesure de les séparer.

Les chroniques du mois de maiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant