Nabarzanès nous a laissé une fois que nous sommes arrivés à notre chambre mais a quand même pris le soin de fermer la porte à clé et à partir avec celle-ci. Bagoas est assis sur le fauteuil en face du miroir et je m'applique à lui enlever son maquillage. Aucun d'entre nous ne parle, mais nous nous comprenons très bien même dans le silence le plus complet. Alors quand je vois une larme apparaître au coin de son œil, je n'hésite pas une seconde à l'essuyer de mon pouce tout en le prenant par la même occasion dans mes bras. Cette position étant un peu inconfortable pour nous deux, nous nous levons et allons nous coucher. Je pose ma main sur la joue de Bagoas en le regardant toujours dans les yeux. Je me dis qu'il n'a quasiment pas changé depuis trois ans que je le connais. Enfin... peut-être à part ses cheveux qui eux ont eu le temps de bien pousser, puisqu'ils lui arrivent aujourd'hui au milieu du dos. D'ailleurs, il faudra que je les lui natte, ce soir, si je ne veux pas avoir à encore passer une heure à le démêler demain.
- Que penses-tu d'Hephaestion ? Bagoas me coupe le fil de mes pensées.
- Je ne sais pas vraiment. Il n'avait pas l'air enchanté d'être là, mais cela n'a pas semblé non plus spécialement le déranger.
- Ce n'est pas ce que je t'ai demandé, Saya, répond-il avec agacement. Penses-tu qu'il pourrait nous vouloir du mal?
Honnêtement, je n'en sais rien. Je réfléchis à la question de longues secondes durant en fuyant le regard de plus en plus insistant de Bagoas. Pourquoi voudrait-il nous faire quoi que ce soit? D'après ce que je sais, nous ne lui avons nui en aucun point. Et il ne ressemble pas à quelqu'un qui pourrait se mettre si facilement en colère pour quelque chose de si banal. Tout cela amène à ma réponse :
- Non, il n'en fera rien.
Et pour démontrer mes dires, j'embrasse Bagoas. Il ne bronche pas mais reste de marbre. Je me décolle dans un soupir de lassitude et me laisse tomber à côté de lui sur le lit. Monsieur veut faire l'intéressant? Soit.
Cependant, dès que je me tourne dos à lui, ses sanglots reprennent de plus belle. Le savoir dans cet état me rend folle. Je voudrais lui dire que tout ira bien, qu'il ne s'inquiète plus, mais je n'y arrive pas, car je sais pertinemment que ce qui sortira de ma bouche sera faux et que l'on regrettera tous les deux mes paroles un jour où l'autre. Je suis épuisée de tout et n'ai même pas le courage de ne serait-ce qu'essayer de remonter le moral de Bagoas. Je tente de m'endormir mais, avec l'état dans lequel se trouve mon confident, c'est peine perdue. Après m'être tournée et retournée dans tous les sens dans l'énorme lit, je me résouds finalement à me lever et me dirige d'un pas presque automatique vers la salle d'eau qui nous est attribuée, en prenant d'abord le soin de me débarrasser de ma tunique, mon unique vêtement.
Vous trouveriez absurde le fait que des personnes réduites presque à l'état d'esclaves en aient à leur service? C'est pourtant le cas. Nous avons pour s'occuper de nous et cela depuis le début de mon séjour à Persepolis deux femmes et un eunuque qui ont pour seule fonction de faire en sorte que les existences de Bagoas et de moi-même soient les plus agréables possibles, ou du moins autant que peuvent l'être celles de deux jeunes gens de notre rang.
Je rejoins dans la salle d'eau Kyan, que je surnomme affectueusement "L'Homme aux doigts de Soie". Il suffit d'une seule caresse de sa part pour s'en rendre compte par soi-même. Je lui demande quand même au cas où :
- As-tu eu vent de la décision du Roi?
- Laquelle?
Sa voix presque enfantine m'a manqué, malgré que je ne l'ai pas vu seulement quelques heures.
- Il a autorisé tout le monde à rentrer chez eux, si cela leur convient.
Je lis la surprise sur son visage. À vrai dire, nous nous attendions tous il y a quelques jours à un traitement encore pire que du temps de Darius.