Segment 3

2 0 0
                                    

« Tu es parti bien précipitamment, me dit-il sans sourire mais sans m'en faire reproche non plus.
- Je ne voulais plus la voir.
- Pourquoi ?
- Tu ne m'aurais pas laissé lui montrer que sa quête est vaine.
- Qui te dit qu'elle aurait accepté de t'écouter ?
- Pardon ?
- Qui te dit qu'elle aurait...
- Oui, oui, j'ai bien entendu !
- Et alors quoi ?
- Comment peut-on refuser de voir une évidence !
- Lorsque l'on est coupable.
- Mais...
- Viens, tu ne comprendras pas sans avoir vu la suite. »

Il me tend une main, je la saisis et me relève. Il m'entraine ensuite vers l'eau que j'entends couler. Nous arrivons devant une rivière qui me semble assez profonde. La ville a laissé la place à un semblant de nature qui reste tout aussi sombre et inhospitalière que le reste du monde que j'ai vu pour le moment. Mon guide me tapote l'épaule et me montre la rive qui nous fait face. J'ai du mal à voir ce qu'il me montre, je plisse les yeux. Puis je vois ce qu'il veut que je voie : en face une autre forme s'approche rapidement de la rivière. C'est très certainement un être de verre. On dirait qu'il court, qu'il s'apprête à plonger dans la rivière. Il finit par arriver au bord de l'eau, il s'arrête. Il reste là à attendre un bon moment.

« Que...
- Attends, m'arrête mon guide. »

Et au moment où le son s'évanouit, l'être saute. J'attends. Longtemps. Mais aucune bulle ne remonte à la surface, et aucun être ne ressort de l'eau. Où est-il ? Que fait-il ? Personne ne peut rester aussi longtemps sans respirer !

« Pourquoi ne remonte-t-il pas, demandé-je un peu brusquement.
- Il s'est perdu. »

Je tique. Commençant un peu à comprendre son langage, je fais tout de suite le rapprochement avec la « perte » de la femme qui creuse. Je m'interroge.

« Sous-entends-tu perdu comme ce qu'a perdu... Il ne me laisse pas le temps de finir.
- Oui, c'est cela.
- Mais celui qui vient de se jeter à l'eau, il ne s'est pas perdu, il est venu seul ici, il est resté là à attendre avant de sauter, il n'était pas perdu...
- Il s'est perdu à partir du moment où il s'est mis en marche pour venir jusqu'ici. Approche. »

Je le suis. Il marche vers la rivière, et s'arrête lui aussi juste au bord. Il m'encourage à venir tout en me mettant en garde. Je regarde la surface de l'eau. Soudain je m'aperçois que ce n'est pas de l'eau, ce n'est pas « liquide », non. C'est du verre, du verre en mouvement, tout comme la matière qui compose chaque être de ce monde. Et dans ce verre, des formes se détachent, des milliers de formes, des formes... humaines. Je distingue des corps, et sur des corps des bras, des jambes, des mains qui se tiennent les unes aux autres, cette rivière est un torrent. Un torrent d'êtres qui se fondent les uns dans les autres et qui s'accrochent les uns aux autres. Un torrent d'êtres perdus. Je m'écarte horrifié et cours rapidement dans le sens opposé. Je m'arrête une douzaine de mètres plus loin, mon guide me rejoint.

« Mais qui sont-ils ?
- Ils ne le savent pas, ils sont perdus. Mais attends, ce n'est pas tout à fait fini. Suis-moi, par là. »

Nous remontons la rivière, toujours main dans la main. Nous arrivons à un pont, sur lequel est installé un être. Il scrute la surface en dessous lui. Dans ses mains une sorte de longue canne à pêche, dont la ligne est immergée. Il attend en balançant ses jambes d'avant en arrière. Puis il se raidit : son fil s'est tendu. Il s'agite, se relève, remonte sa canne, et à la surface, un être émerge, un hameçon accroché à sa peau. Il se débat, et tend les mains vers ses semblables. Une vague se forme, des dizaines de bras sortent de l'eau et saisissent l'être prisonnier. Mais le pêcheur ne se laisse pas abattre, il redouble d'effort et parvient à remonter l'être qu'il a réussi à attraper. En dessous de lui le torrent gronde, des vagues s'écrasent contre la structure du pont le faisant trembler, on dirait qu'il réclame qu'on lui rende ce qu'on lui a volé. Mais le pêcheur n'en fait rien, il aide l'être à se relever et décroche l'hameçon. Il le sert dans ses bras, il semble content. L'autre se débat, il s'écarte du mieux qu'il le peut mais n'arrive pas à briser l'étreinte. Le pêcheur le retient longtemps contre lui, puis finalement le relâche. C'est tout ce qu'attendait sa victime : il marche rapidement vers le bord du pont ; regarde son bourreau qui a compris l'erreur qu'il vient de commettre et se jette du haut du pont alors que l'autre tend le bras pour l'en empêcher. Les vagues se calment aussitôt.

La raison et les sentimentsWhere stories live. Discover now