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               Charles sentait le vent glacial lui pénétrer la carcasse alors même que sa tête était brulante. La pelle dans les deux mains, comme une arme prête à tirer, l'homme avançait dans le vaste jardin, enfonçant ses talons dans l'épaisse couche de neige. Les flocons autour de lui brouillaient sa vision, comme s'il voyageait dans la mire d'une télé lorsque le signal était mauvais. Cependant, il le voyait bien le grand arbre, tout au fond, sa silhouette sombre se découpant dans la paysage monochrome. Le pommier semblait le défier de sa posture tordue, ses branches se tendant comme des doigts moqueurs vers l'homme qui se rapprochait de lui, l'air menaçant. Charles sentait son sang affluer dans ses tempes. Bientôt, la chanson de sa sœur réapparut une nouvelle fois dans son esprit.

Dans la maison de ma tante.

Le froid lui mordait le visage, l'attaquait comme de l'acide. Il sentait la mort et la folie approcher, il fonçait droit à la perte. Encore quelques pas et son âme serait prédestinée aux Enfers. Enfin, il atteignit l'arbre. Il leva la tête, plissant les yeux pour examiner son labyrinthe de branches noueuses et posa la pelle au pied du tronc.

Dans la maison de ma tante.

Il dégagea la couche de neige à mains nues. Sa peau rougit et une grimace de douleur se dessina sur la figure de l'homme. La terre, mélange de boue et de racines, apparut et Charles y planta sèchement la pelle. Il l'enfonça avec le pied, haletant, puis commença à creuser avec énergie.

Dans ce jardin il y avait un pommier.

Ses gestes étaient amples. L'outil se balançait avec rythme, projetant des paquets de terre à travers le jardin. La neige devenait peu à peu noire, le trou de plus en plus profond. Le pantalon de Charles était maintenant trempé et boueux, son front brillait de sueur.

C'était le pommier du jardin de la maison de ma tante.

Son cœur cognait tant sa poitrine que Charles crut qu'il voulait la percer. Son mal de crâne s'amplifia et sa vision se modifia au fur à mesure que ses efforts devenaient de plus en plus épuisants. Des taches rouges lui apparurent, se dispersant sur la neige, comme de la gouache sur une toile. L'homme pensa un instant qu'il pleuvait des gouttes rouges, des gouttes de sang, mais cette réflexion disparut aussitôt, remplacée par la pensée de la dure besogne. Et pourtant, il voyait bien la neige se transformer en poudre écarlate, comme un champ de coquelicot planté en plein nuage, comme un banc de poissons rouges nageant dans un aquarium de lait. Il se sentait faiblir. Ses gestes se faisaient plus lents et sa poigne plus légère. Il allait s'écrouler de fatigue quand un bruit métallique résonna. La pelle venait de butter contre quelque chose.

Tout ça grâce à ma tante.

Alors, Charles jeta l'outil sur sa droite et baissa un regard épuisé dans le trou profond. Ses paupières tressaillirent et des larmes se formèrent à leur coin. L'homme sembla abandonner toute force et s'agenouilla précipitamment devant le trou. Des pleurs lui vinrent du tréfonds de sa gorge nouée et il avança les mains dans la terre afin d'en retirer le crâne fracturé de sa mère. Il regarda la tête d'os de ses yeux noyés par le désespoir et eu subitement envie de l'embrasser, de la chérir, de la garder près de lui comme une relique sacrée. Il la trouvait belle, même sans sa peau de lait, même sans ses yeux gracieux, mêmes sans ses doux cheveux... Il la rapporterait chez lui, elle reviendrait dans sa vie, la tombe vide tomberait peu à peu en ruine et tout serait comme avant... Oui, tout serait comme avant... Il allait se relever quand il sentit une forte sensation dans sa boite crânienne. Rien de douloureux, rien de désagréable, c'était juste une impression surprenante, comme lorsque votre jambe semble envahie par des fourmis. Ses doigts devinrent mous et le crâne chuta dans la neige. Sa vision devint entièrement rouge, la couleur sanguine envahit tout le paysage, et en quelques secondes, Charles se sentit entièrement vide. Le visage vierge d'expression, il chuta sur le côté, le sang trouvant un chemin parmi ses touffes de cheveux pour se lier à la neige. Debout près du cadavre, Tante Marguerite brandissait la pelle d'une poigne forte pour son âge, affichant une grimace peinée. Puis, oubliant presque aussitôt son acte, elle commença à creuser une deuxième tombe à côté de la première, sifflotant un petit air.

Dans la maison de ma tante.

Dans la maison de ma tanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant