Dans la Machine ?

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- C'est parti !

Alianora ajusta ses lunettes d'aviateur sur son nez et se laissa tomber dans le vide du haut du toit. Le vent sifflait à ses oreilles et faisait voleter les mèches blondes échappées de sa coiffure. Elle chuta pendant un instant, puis elle écarta les bras et ses ailes de cuir se déplièrent avec un craquement mécanique, freinant instantanément sa dégringolade vers le pavé humide de Rivevaux. Elle les inclina légèrement et vira sur la droite, puis s'éleva encore, surplombant les toits environnants. Le dédale tortueux de la Ville-Basse se révélait à ses yeux en dessous d'elle. Les maisons semblaient assemblées de bric et de broc selon la fantaisie de leur propriétaire, improbable mélange de briques, de verre et de métal défiant les lois de la gravité. De loin en loin, l'éclat d'une forge jetait des lueurs d'incendie sur les flaques persistantes de l'allée. Alianora tourna la tête vers la Machine, formidable assemblage de rouages, de pistons et de tuyaux dont le cuivre renvoyait l'éclat du soleil avec un flamboiement éblouissant. C'était un chef-d'œuvre, un chantier titanesque sur lequel avaient travaillé nombre des meilleurs architectes et mécaniciens de toute la région. Du moins c'est ce que l'on racontait, car la Machine existait depuis si longtemps que personne ne se souvenait de la date de sa contruction. De la vapeur s'en élevait en jets continus par de multiples cheminées de taille et de forme diverses. Non seulement elle alimentait toute la ville en eau et en gaz, mais ce n'était rien par rapport à son rôle premier : rendre la vie possible à Rivevaux et ses environs. En effet, des décennies auparavant, des mineurs avaient foré trop profond et avaient libéré un gaz mortel qui avait empoisonné l'eau et l'air de la région. Dès qu'ils s'en furent rendu compte, les hommes s'étaient en hâte construit un dôme en verre où s'abriter de la toxicité extérieur. Mais bientôt l'eau et l'oxygène avaient commencé à manquer, et la Machine avait été construite pour purifier ces ressources vitales, désormais puisées hors du Dôme. Toutefois on chuchotait également qu'elle travaillait en parallèle à quelque grande et secrète œuvre,  orchestrée par les puissants...

Mais aujourd'hui Alianora n'avait pas envie de penser aux rumeurs qu'on échangeait avec des regards de conspirateurs à la porte d'une boutique à la devanture noircie par la fumée de charbon. Aujourd'hui, la jeune fille tutoyait les nuées, très proche du dôme de verre protégeant la ville et très loin de la rumeur continuelle de la Ville-Basse...

Elle étrennait les nouvelles ailles sur lesquelles elle avait travaillé pendant nombre de nuits où l'insomnie la tenait sous son emprise, quand le gigantesque grondement des machines et la chaleur de la vapeur l'avaient étourdie et grisée toute la journée, quand ses doigts se languissaient de ses outils... Tous considéraient Alianora, malgré son jeune âge, comme la meilleure mécanicienne sur des lieux à la ronde. Elle caressait les machines comme d'autres caresseraient des enfants, elle les aimait et les connaissait pas cœur, relevant en quelques minutes la moindre faille dans leur fonctionnement. Ses outils semblaient être une prolongation de ses mains quand elle travaillait le métal. Sous ses mains expertes, capables de ciseler les rouages les plus fins, il se pliait à ses volontés et prenait vie. Réellement. Alianora faisait partie des rares à posséder le Don, celui de faire battre un cœur de métal. Mais elle ne l'utilisait qu'avec parcimonie, connaissait le danger des êtres mécaniques. Elle tenait son Don de sa mère, Mary, qui avait été tuée par sa dernière création, un énorme loup dont elle avait perdu le contrôle - du moins était-ce la seule version que sa fille connaissait... Et Mary, avant de disparaître, l'avait aussi prevenue que si elle utilisait trop souvent son Don sans repos, celui-ci consumerait sa propre vie.

Loin de toutes ses menaces et de son deuil ancien, la jeune fille s'éleva encore plus et ferma les yeux, un sourire béat sur son visage juvénile encore, ivre de bonheur et de ciel. Une voix portée par le vent la tira de sa rêverie éveillée, mais elle ne comprit pas ce qu'elle disait. Elle plissa les yeux pour observer les toits en contrebas.

L'œuvre d'une vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant