4. Juliette

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C'était un samedi, elle s'en souvient très bien! Loretta avait terminé de préparer le petit déjeuner et la famille dînait joyeusement, pendant qu'elle pliait du linge dans la buanderie. Elle les observait. Elle était ravie. Depuis que la petite Chloé, quatre ans depuis trois jours, etait arrivée, ils avaient connus des hauts et des bas. Et les bas avaient pu être très violents... Parfois elle avait cru que s'en était fini du couple Hélène et Pierre de Pauw. Parce que madame avait dû renoncer à sa carrière et à ses rêves, et que madame avait du caractère, à l'époque... Ça n'avait pas été facile, pour qu'elle accepte de devenir mère. Pour qu'elle accepte de devenir comme toutes les autres femmes de son âge à ValSoleil... Quand elle avait épousé ce jeune chercheur plein de promesses et de talent, elle n'avait pas imaginé une seule seconde qu'il lui demanderait d'abandonner son rêve et ses projets. Pas une seule seconde. Elle était donc tombée de haut... Avec l'arrivée de la petite, il y avait eu le baby blues. Et alors que la mère se laissait dépérir, c'est Loretta elle même qui s'était occupée du bébé. Quoi qu'il en soit, depuis maintenant plusieurs mois, tout roulait, comme on dit! Les parents étaient comblés d'amour par les sourires de leur petite princesse et le couple avait repris du poil de la bête (à coup de régimes et de séances de sport pour Madame). Loretta en était heureuse! Et fière! Quand elles se retrouvaient, dans le bus, avec les autres femmes de maison de ValSoleil, elle pouvait se venter de travailler pour une famille unie, soudée et heureuse. Et c'était loin d'être le cas pour tous les foyers! Loretta était alors une toute jeune fille, qui venait de rencontrer son Ricardo, un beau pompier, et qui rêvait de pouvoir, elle aussi, fonder une famille un jour!
On avait sonné à l'entrée. Loretta s'était précipitée, comme il était d'usage, sans un regard de la part des parents ou du poupon.
Face à elle, quand elle avait ouvert la porte, une jeune femme, un petit 25 ans... Les cheveux sales, les habits chiffonnés, le regard terne, la peau grise... Mais ce qui l'avait le plus marquée, c'était l'enfant. La petite fille négligée, la morve au nez, les cheveux coupés courts, que la jeune femme tenait dans ses bras. C'était moi. J'avais quatre ans aussi. Loretta m'avait regardée avec plein de pitié.
- Je veux voir Pierre.
- Vous êtes ?
- Je veux voir Pierre.
Loretta, quand elle me raconte cette histoire, ne l'enjolive pas. Mais elle prend chaque fois soin de me demander de pardonner ma mère, de la comprendre, elle était en plein désespoir... Elle avait l'air épuisée, épuisée de vivre.
Elle était entrée, en poussant la petite dame de maison. Loretta s'était précipitée pour arriver avant la junkie à la cuisine, afin d'annoncer à Pierre la visite. Mais ma mère marchait vite et une fois dans la cuisine, elle s'était plantée devant le petit trio de rêve.
- Juliette?
Quand Pierre avait articulé le prénom avec difficulté, Loretta avait compris... Pierre avait dégluti, Helene l'avait interrogé du regard. Moi je les regardais de mes grands yeux noirs, immobile.
Parfois, quand le téléphone sonnait, Pierre décrochait et Loretta l'entendait. Non, elle n'écoutait pas aux portes... Enfin, pas systématiquement du moins... Bref, elle avait entendu son patron plusieurs fois hausser la voix au combiné, s'adressant à une certaine Juliette, visiblement sa soeur, évoquant des problèmes d'argent. Il semblait que Juliette lui demandait pour une énième fois de l'argent, qu'elle allait finir comme sa mère, qu'elle n'avait qu'à se bouger les fesses, qu'elle avait intérêt à trouver du boulot, et amène nous la petite, il est hors de question qu'elle grandisse dans la rue, est-ce que seulement tu peux l'emmener chez le médecin, d'accord, je vais te donner de l'argent, mais c'est pour la petite, tu m'entends, et c'est la dernière fois. Souvent, Juliette donnait rendez-vous à son frère dans le métro pour qu'il lui apporte de quoi manger, des habits pour "la petite", ou de l'argent, si bien que Loretta ne l'avait jamais vue. Elle s'était déjà permis de proposer d'inviter la soeur mystérieuse mais Pierre restait catégorique là dessus, c'était hors de question! Sa soeur avait toujours été un fardeau pour lui, il ne voulait pas d'elle dans son foyer. Il la connaissait, elle n'allait plus partir, elle buvait, elle était violente.
Ce jour-là était sans aucun doute la première fois que Juliette de Pauw mettait les pieds à ValSoleil.
- Vous gardez ma fille.
Elle ne m'appelait jamais par mon prénom.
- Juliette. On a des projets. C'est impossible.
Ma mère m'avait posée sur la table. J'avais commencé à pleurer.
- Vous gardez ma fille.
Et elle était partie. Pierre lui avait couru après, essayant de comprendre, demandant des explications. Loretta m'avait alors prise dans ses bras pour me calmer mais je hurlais. Ma tante m'avait proposé des jouets, de la nourriture mais je ne voulais rien.
Pierre était revenu:
- Enfin c'est pas croyable! Aucune explication! On n'est pas ses baby sitters quand même! En quatre ans je n'ai pas vu cette enfant une seule fois! Et je... Je dois aller travailler... Je... Je ne sais pas. Ça ira?!
- Je n'avais jamais vu ton oncle décontenancé comme ça! Me dit Loretta quand elle raconte.
Il est parti travailler et ma tante et ma nourrice se sont occupées de moi. Un bon bain. Des habits propres. Des shampoing anti-poux. Une sieste. Des petites nattes dans les cheveux. J'étais restée muette. Toute la journée. Elles me posaient des questions, Chloé aussi, elle voulait jouer avec moi. Je les regardais, avec des grands yeux intrigués. Mais je ne disais rien. Pas un mot. Si bien qu'elles se sont demandé si je parlais... Une petite muette dans la famille, mais que vont penser les voisins?
- J'espère que Juliette reviendra vite la récupérer, avait dit Helene. Avant de se rattraper, se rendant compte de l'horreur de cette pensée formulée à voix haute.
- Mais dans le fond, je suis bien contente pour elle qu'elle soit ici!
Et Helene s'était mise à raconter à Loretta toute l'histoire de la famille de Pauw. La mère de Pierre et Juliette devenue veuve à 30 ans, suite au suicide de son mari. Déjà alcoolique, elle avait alors sombré et était décédée quelques années plus tard  d'un AVC, les deux enfants se retrouvant seuls. D'une part le fils prodige, qui s'était endurcit et qui avait, avec tant de mérite, gravi un à un les échelons et brillamment enchaîné les études et doctorats. D'autre part, la petite Juliette, fragile et trop sensible, qui avait choisi le chemin de la débauche comme échappatoire à tant d'horreur. Et qui, finalement, était tombée enceinte d'un inconnu alors qu'elle vivait dans un squatte. Le frère ayant passé sa jeunesse à s'occuper de tout, à s'occuper de sa soeur, à essayer de la tirer vers le haut, la remettre sur le droit chemin, avait décidé d'arrêter de s'acharner alors qu'elle ne voulait aucune aide.
C'était la première fois que ma tante se confiait comme ça à Loretta. On aurait dit des amies. Les heures avaient passé et personne n'était revenu me chercher. Deux jours plus tard, une assistante sociale sonnait à la porte et on apprenait que je ne quitterais sans doute plus jamais la maison de ValSoleil.
- Pierre de Pauw? Nous venons d'apprendre le décès de votre soeur, Juliette de Pauw. Elle s'est malheureusement jetée sous un train. Je suis désolée.
S'en sont suivies toutes les démarches pour savoir ce qu'il adviendrait de moi. Mais Pierre avait tout de suite été catégorique: elle reste chez nous, hors de question qu'elle aille en famille d'accueil ou en foyer. Nous allons sauver cette petite.
Je pense que pour lui, me sauver, c'était sauver sa soeur qu'il avait laissé mourir.

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