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Rester calme. Passer les mains sur tous les cadres des miroirs à la recherche... à la recherche de quoi d'ailleurs ? Un bouton ? Une manivelle ? Une poignée ?
C'est peut être inutile, mais au moins je ne reste pas inactive. J'ai besoin de m'occuper l'esprit, de détourner mon attention de mes pensées.
Ce n'est visiblement pas le cas de mon frère, qui est toujours planté devant un miroir, observant son reflet... ou autre chose. Je fais l'erreur de relever la tête, et croise mon regard. Mes yeux brillent d'une lueur inhabituelle, et j'ai du mal à savoir si mes cheveux sont blonds ou bruns... mais ce n'est pas ça le pire. Le pire c'est mon frère, qui se tient au milieu de la pièce, le visage rivé sur le plafond. Je me retourne et ne vois personne. Il n'a pas bougé de sa place, devant le miroir. Je reporte mon attention sur la glace, sursautant.
Son visage est juste derrière moi, et il me regarde droit dans les yeux, par l'intermédiaire du miroir. Je ne peux pas m'empêcher de regarder derrière mon épaule, mais il n'y a personne. Personne. Alors pourquoi est-il dans le miroir ? Je sursaute de nouveau. Sa main se lève, et vient se placer sur mon épaule. Et pourtant, je ne ressens rien. Ni le frottement, ni la chaleur, ni la pression. Rien. Malgré cela je sais que sa main est bien sur mon épaule. Sur celle de mon reflet en tout cas.
Je contemple mon frère, avec 10 ans de plus, me dépassant d'une tête, et un sentiment désagréable s'empare de moi. Il manque quelque chose. Quelque chose de vital. Mon cœur s'emballe lorsque je vois Mike se pencher vers mon oreille, écarter une mèche de cheveux... et c'est là que je l'entends. Distinctement. Deux mots. Qui veulent tout dire et à la fois qui sont trop imprécis. Deux mots. "Souviens-­toi'' Deux mots sortis de nulle part. Deux mots sortis de terre. Deux mots sortis du plus profond de... de quoi exactement ? Je me retourne brusquement. Mon « vrai » frère est assis dos à un miroir, le regard dans le vide. Mais il n'y a personne d'autre. Alors qui a parlé ? Qui ? D'où viennent ces mots ? Je suis sûre de les avoir entendus. Ils ont résonné dans mon esprit comme si on me les avait criés dans les oreilles.
Je ne comprends plus rien. Où est mon père ? Où est passée la porte ? Cette porte ayant pour acolyte un corbeau empaillé, cette porte menant vers la liberté, cette porte menant vers le soleil. Où est elle ? Si je suis entrée, je peux ressortir.
Je pousse un soupirs de découragement, et vais m'asseoir à côté de mon frère. On reste comme ça... une minute ? Une heure ? Impossible de le savoir. Dans cette pièce hors du temps, seule ma tête remplie de souvenirs me prouve que je ne suis pas morte. En effet, avec la mort le cerveau s'éteint, et ses souvenirs avec. Je me raccroche donc à mon passé avec la force du désespoir... suivant inconsciemment le conseil de mon frère : "Souviens-toi".
Au bout d'un moment, je me décide à contrer le silence.
-Tu penses à quoi ?
Il tourne lentement la tête vers moi, réfléchit à la question, et répond d'une voix posée qui ne correspond absolument pas à la voix qu'aurait un garçon de son âge enfermé dans une pièce de glace.
-­ Je cherche à comprendre pourquoi la table et la chaise ont été remplacées par une cuvette de WC. Et pourquoi la cheminée a disparu.
Une... je me lève et me tourne vers le miroir. Mais je ne vois pas de cuvette. Seulement un meuble en bois. Avec un vase dessus. Le meuble de l'entrée.
Je parle sans détourner le regard, de peur que l'image change de nouveau.
­ -Mike, est­-ce que tu peux me dire ce que tu vois maintenant ?
Il se lève et me rejoint. Les sourcils froncés, il annonce d'une voix tremblante :
-Je... je crois que c'est toi.
­-Euh, oui, mais est-­ce que tu vois autre chose ?
-Non, mais je te vois toi. Tu es assise par terre. Avec un nounours dans les bras. Tu... tu...
-­ Quoi ?
­- Tu dois avoir... trois ans, peut être. Mais il y a quelque chose de bizarre.
Il retrousse son petit nez, et s'approche du miroir.
­ -Je sais... chuchote­-t­-il, tu as les yeux noirs. Complètement noirs.
Il se tourne vers moi :
-Qu'est ce qu'il se passe ? C'est quoi cet endroit ? Et pourquoi il y a tous ces gens qui apparaissent ?
Des gens ?!
-­ Il n'y a personne d'autre que nous ici...
Il me jette un regard étonné :
-Tu ne les vois pas ? Ils sont là pourtant. Ils nous entourent. Ils ne nous quittent pas des yeux. Mais ils ne veulent pas me dire pourquoi ils sont
là... j'ai beau le leur demander, ils restent silencieux. Ils ne sont pas muets quand même ?
-Euh... je ne sais pas... tu les vois dans le miroir ? Ou...
­ -Non, ils sont là. Partout autour de nous. Mais c'est bizarre... ils sont tous habillés en blanc. Et ils ont l'air si triste. Mais d'un côté... non...rien. Je jette un regard derrière moi, frissonnant. Il n'y a personne. Personne à part nous deux. Nous deux et nos images renvoyées à l'infini par les miroirs.
Quel est cet endroit ? Où avons nous pénétré ? Sommes nous sur Terre ? Il y a quelques heures, je me morfondais dans la voiture, enragée contre mon père et sa décision de tout quitter. Et surtout de Le quitter. Quand j'ai dû lui annoncer que j'allais partir, mais que je reviendrais pendant les vacances, il m'a dit que ce n'était pas la peine. Qu'il ne m'attendrait pas, et que si je partais, ce serait fini entre nous.
J'ai essayé de le raisonner. Il faut me croire, j'ai tout fait. Cela faisait tout de même sept mois que l'on sortait ensemble... Mais je savais que c'était vain. Même s'il disait m'attendre, il suffirait qu'une fille passe sous son nez, et je n'existerais plus. Et de toute façon, comment pourrais-­je vérifier qu'il n'a rencontré personne ? Au fin fond de cette forêt, sans réseau, je n'aurais eu aucun moyen de rester en contact avec lui.
Mais maintenant, tout est différent. Vous pourriez me dire que les extraterrestres ont envahi la Terre, et qu'ils nous séquestrent pour mieux
connaître nos pensées, comme des rats de laboratoire. Je vous crois.
-Eh !
Je me redresse en sursautant. Et jette un regard autour de moi.
­ -Quoi ?
­ -Il-­il... l'homme vient de me dire : "Chaque nouveau départ a une
arrivée, et chaque arrivée cache en réalité un nouveau départ" Qu'est ce...qu'est ce que ça veut dire ?
"Nouveau départ...arrivée..." Qu'est-­ce­que c'est que ce charabia ?
­ -Qui t'a dit ça ?
­ -L'homme assis dans le coin. Là bas, sur la chaise.
Je regarde dans la direction qu'il m'indique, mais je ne vois que mon reflet, qui m'observe.
­ -Tu peux me le décrire ?
­ -Oui, il est grand, les cheveux gris, les yeux noirs... on dirait un médecin.
Je décide de ne pas penser à la phrase incompréhensible que mon frère a rapportée... elle risque de m'embrouiller plus qu'elle ne va m'aider.
Je reporte mon attention sur les miroirs, une vague d'énergie m'envahissant. Il faut que je sorte d'ici.
J'observe le miroir en face de moi. Mais pas ce qu'il reflète. Non, le miroir en lui même. Un cadre en argent, doré avec de la peinture écaillée. Il va du sol au plafond.
Je scrute les motifs ornant le tapis rouge. Une tête de lion, entourée de serpents enserrant sa gorge. Cela me rappelle quelque chose.
Pendant que je tente désespérément de me souvenir à quoi fait référence cette image, je relève la tête et croise malencontreusement les yeux brillants d'une jeune femme. Encore jeune, la vieillesse commence cependant à s'emparer d'elle petit à petit, se manifestant à travers la fatigue, peinte sur son visage, mais aussi de par sa posture voûtée. Malgré tout, son visage reste avenant et décontracté, comme si, mentalement, elle était restée au même point qu'il y a dix ans. Ses yeux clairs brillent dans la pénombre générée par le faible éclairage de la fenêtre. Sa bouche me sourit, d'un sourire qui se veut rassurant, soulagé. C'est alors qu'elle me dit : "Il serait temps de revenir, de me retrouver". Elle prononce ces paroles d'un air de reproche, mais elle semble tout de même heureuse de me voir. Qui est cette femme ?
-Je... on se connaît ?
Je dois avoir l'air complètement débile, à parler toute seule à un miroir, mais ce n'est pas grave, de toute façon, il n'y a que mon...
Je me retourne, scrute l'obscurité de la pièce en plissant les yeux.
Mais je dois bien me rendre à l'évidence.
Mon frère a disparu.

MiroirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant