Chapitre troisième : La reine esseulée

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Un autre écoulement, en Arendelle. Mince, délicat, invisible. A l'épanchement torrentiel. Un torrent déversant de violentes eaux dans le lac d'Arendelle. A moins que ce ne fut la Reine. Oui, c'est bien d'elle qu'il s'agit !

Cette gracieusement royale personne, si souvent proche de l'Atlas portant le monde sur ses épaules, sentait son image craqueler pour laisser place à une nouvelle représentation de Niobé, pleurant jusqu'à se transformer en statue de glace.

Ployant sous le rôle. Se sentant fléchir sous la rafale, mais pas comme le roseau, non, qui plie et ne rompt pas, plutôt comme la brindille une fois plantée dans le sol par quelque hasard, que la tempête fracassera sans même s'en rendre compte.

Elsa d'Arendelle ne sera qu'un dommage collatéral de plus à la marche du monde. Ce même monde auquel elle était un jour venue, éclatante d'une santé glacée, dans une famille royale et aimante. Ce même jour lui avait également décerné ce pouvoir terrifiant, qui avait cru jusqu'à ce que la méfiance éclose dans le cœur de ses parents. Tout en douceur, comme le poussin sortant de sa coquille pour son premier jour ; grandissant, incessamment ; pour finir par s'élever dans ciel, désormais prédateur sans l'avoir voulu. La cause de la première blessure de sa sœur.

Enfant, Elsa d'Arendelle aimait à se servir ses pouvoirs pour divertir sa petite sœur. La joie de la future reine à amuser sa cadette, laquelle lui faisait souvent répéter le même jeu : celui des escaliers qu'elle créait sous les pieds de la petite Anna, lui permettant de s'élever de plus en plus haut, certaine que son aînée serait présente pour la rattraper.

Malgré ses petites jambes, Anna courait vite. Bien trop vite pour les réflexes d'une petite fille, fut-elle son aînée. Elsa lui avait crié de ralentir, en vain. Une fois lancée, personne n'arrêtait la princesse Anna. Un trait de caractère qui s'était révélé heureux plus tard dans leur histoire familiale, mais dramatique à ce moment précis.

En tentant de réceptionner sa sœur, Elsa l'avait blessée une première fois. Puis une seconde fois, lorsqu'elle avait été contrainte de l'ignorer. Une troisième, lorsqu'elle l'avait repoussée à la mort de leurs parents. Une quatrième, lorsqu'elle avait refusé en bloc son mariage. Une cinquième, lorsque... Non, elle n'énumérerait pas toutes ses erreurs.

Avancer, avancer. Contenir ses peurs, maîtriser ses craintes. Avancer.

La douce Anna, paradoxe vivant de la bienveillance dans la force, de l'abnégation dans la volonté, de l'amour dans l'inattendu, laissait éclater la plénitude solide de ses convictions face au déchirement.

La plaie ouverte de leur entente enfantine aurait pu cicatriser sans laisser de trace, dans une indifférente régénération ; au contraire laisser une triste cicatrice ; ou encore s'infecter et laisser un pus acide et destructeur se répandre. Anna avait choisi de laisser la cicatrice béante, intacte, anesthésiant la douleur par l'espoir.

Au supplice, sans jamais faillir, Anna déclarait simplement : « Je voudrais un bonhomme un bonhomme de neige ». Attendant que son vœu soit exaucé, sa titanesque réserve d'espérance ne semblant jamais se tarir tandis que son courage s'accroissait de jour en jour.

Avance, Elsa, avance.
Ne te retourne pas, ne te retourne surtout pas.
Tu pourrais contempler le désastre.

La reine d'Arendelle posa ses mains de chaque côté de son visage, y faisait naître une légère plaque de givre. Rester de glace, surtout ne pas flancher. Pas maintenant, alors que le pire se trouvait indéniablement derrière elle.

Désormais, ses pouvoirs rendus publics et son statut de reine bien involontairement entériné par Hans la solidifiaient dans sa fonction monarchique. La puissance magique qui pulsait dans doigts faisait encourageait à une grande prudence les intrigants, d'autant plus que la superbe droite adressée par Anna à Hans en guise de présent de séparation avait transformé la princesse en héros de guerre dans les croyances populaires .

En conséquence, la diplomatie en Arendelle consistait essentiellement à bien faire attention d'éviter de provoquer le mécontentement des deux dernières représentantes de la famille royale. Sous peine de finir la tête dans le séant, et le séant au milieu de l'océan.

Cette avancée contentait grandement la reine. Cela aurait dû lui suffire. Elle ne cessait d'ailleurs de se répéter que cela lui suffisait. Blanc mensonge.

Dix ans de solitude ne se brisent pas comme on détruit un vase.

Dix ans d'angoisse ne se guérissent pas comme on soigne des maux de gorge.

Une parenthèse de dix ans dans une vie ne se remplit pas comme on recrée un souvenir.


Peu importe les sourires, le miel, ou la meilleure des volontés, une part de l'être reste en retrait, tétanisée à la perspective de pouvoir à nouveau se morceler. Cette tétanie devenue poids mort ne protégeait plus la blonde Elsa, mais la replongeait sans cesse dans des abysses glacées où ses émotions désiraient ne plus jamais se rendre.

Seule sur la berge du lac le plus proche du château, en pleine nuit, recroquevillée sur elle-même le visage entre les bras et ces derniers entourant ses genoux, elle se sentait bien ridicule, minuscule face à l'astre nocturne. Toute à ses pensées, elle attrapa quelques cailloux pour les lancer droit devant elle.

Un, deux, trois jets, crevant la surface miroitante.

Le lac reprenait son apparence lisse quand une nouvelle pierre frappa. La reine sursauta.

Elle aurait juré n'avoir rien lancé.

Perplexe, elle regagna le château et sa grande chambre froide. Elle avait dû rêver.

Lorsqu'Anna s'absentait,une présence réconfortante ne pouvait relever que du songe.

Je suis ta légende (Jelsa)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant