Segment 1 : Francine Dupontet

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La première partie, qui regroupe les 9 premiers segments pourrait s'intituler : "Lamotte-Beuvron"



Francine Dupontet se meurt. Cancer. Les poumons. Elle a trop fumé. Elle en a pour un mois, deux tout au plus. Tant pis pour elle. C'est ce qu'ils pensent tous, en silence, rêvant héritage. Ils n'ont sans doute pas tort. Sauf qu'ils se fourrent le doigt dans l'œil.

Plus un sou. Elle a vidé ses comptes, dilapidé, distribué, éparpillé. Le caritatif, on ne peut pas aller contre. Fondation abbé Pierre, Petits Frères des Pauvres, Restos du Cœur, Handicap international, Perce-Neige, Secours catholique et populaire. Leur faire un procès, c'est infâme, ignoble, immoral, si tant est que les procès en question aient une chance d'aboutir. Elle a prévu de quoi se faire de belles obsèques, très belles mêmes. Dans les cinq cent mille euros, entre le caveau, la stèle, les marbres, l'urne, la cérémonie et le cercueil en acajou, capitonné soie naturelle. Même si d'aucuns pourraient considérer que, pour une incinération, c'est peut-être excessif.

Reste le château, bien sûr, avec le parc, dans lequel elle a investi l'essentiel, pour le transformer en palais. Pour leur faire plaisir, cela va de soi, puisqu'elle les héberge, nourrit, blanchit, incapables qu'ils sont de gagner proprement leur vie. Une fortune, mais concoctée aux petits oignons. Une fondation, gérant une indivision. D'un côté, la propriété a fait l'objet d'une donation, histoire de bâtir une succession intégralement défiscalisée. De l'autre, impossible de vendre. Aucun acquéreur n'oserait s'y risquer. Et puis, interdit de toucher le moindre mur, depuis que jardins et bâtiments sont classés monuments historiques. Des frais, rien que des frais. Enormes en plus, vu que la moindre tuile à remplacer, le moindre petit caillou à déplacer réclame l'aval de l'architecte des bâtiments de France, qui n'autorise que des matériaux authentiques et des entreprises agréées. S'il faut abattre un arbre, autorisation indispensable également, avec recours à une entreprise spécialisée, et obligation de planter la même essence, quel que soit le prix.

Le notaire les a bien prévenus, lors de la donation. Il y a des avantages, et des inconvénients. Avantage, les droits de succession. Quarante pour cent des cent vingt millions que valent le domaine, ça fait quand même quarante-huit millions en plus dans leur escarcelle. Inconvénients, l'indivision, jusqu'à la mort du dernier survivant, assortie de quelques petites clauses qui, certes, n'interdisent pas de vendre, mais qui réduisent à néant les chances de trouver un pigeon. Tout ça, dans un contexte euphorisant. L'héritage s'annonçait imminent. Elle n'en avait plus pour longtemps. Elle n'en avait payé que la moitié. Le reste, ce serait l'assurance vie. Inattaquable, même si les banques cherchaient la petite bête. Grâce au château, au lieu de se répartir soixante millions, moins les quarante pour cent, ils en auraient cent vingt, en intégralité. Alors, ils n'ont vu que les avantages, en se frottant les mains, les yeux baignés de larmes, évidemment.

Ils ont même accepté sans broncher que ses revenus posthumes, qui ne sont pas à négliger, loin de là, iront à la Fondation Dupontet, qui aura à charge d'entretenir le domaine et de leur reverser le solde, c'est-à-dire des miettes, comme ils l'apprendront bientôt. Quelques-uns se seraient bien permis d'émettre une objection. Mais ils n'ont pas osé. Risque de se faire mal voir, avec diminution de ses parts à la clé. Le jardin notamment continuera de bénéficier des soins attentifs et affectionnés des trois jardiniers, logés gratis sur le domaine, chauffage compris, avec un bon salaire et une camionnette de fonction. 


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