Segment 2 : Le Docteur Martineau

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Le docteur Martineau est une sommité dans son domaine, doublé d'un homme d'affaire avisé. Cancérologue réputé, il a interrompu sa carrière hospitalo universitaire pour reprendre la clinique des Sources, à côté d'Orléans, et y accueillir des malades fortunés. Il les soigne, quand c'est possible. A défaut, il les aide à mourir, proprement. En toutes circonstances, il les bichonne. La cinquantaine, chevelure argentée, grand, svelte, il aime par dessus tout chanter dans les diverses chorales auxquelles il consacre ses soirées. Il y a toujours des femmes autour de lui, qui écoutent avec ravissement sa voix de basse souple et veloutée. Pourtant, c'est un homme fidèle. Son épouse, rencontrée dès les premières années de médecine, chante dans les mêmes chorales, d'une voix limpide de soprano, et elle travaille dans la même clinique, où elle dirige le service de chirurgie esthétique et réparatrice. Un couple aisé, actif, cultivé, haut placé dans tous les bottins de relations mondaines.

Seul problème, leurs enfants. Jérôme, vingt-deux ans, et Marie-Laure, dix-neuf. Tout petits déjà, ils ont violemment refusé de faire de la musique classique. Pas question ensuite d'envisager une carrière médicale. Ils s'obstinent désormais à osciller entre rock métal, rap, tags sur les rames de métro et fanfictions sur Wattpad. Après avoir délibérément raté leur bac, ils ont mis leurs parents à la porte de leur duplex parisien, menaçant de le saccager s'ils leur coupaient l'électricité, la connexion Internet ou leur téléphone portable. Parfois, ils tentent encore de joindre leur progéniture au téléphone. Toujours en vain.

Ils ont accepté le marché que leur a proposé Francine Dupontet. Contre un très gros chèque, évidemment, versé au Delaware, compte numéroté. Pour une fois, se sont-ils dit, cela échapperait aux impôts sans les rendre complice du crime organisé. Vingt pour cent cash, quatre-vingts pour cent un mois après les obsèques. Cinq millions d'euros pour simuler une inévitable agonie et fabriquer un simili cadavre en cire, devant lequel tout le monde pourrait circuler. Produire un certificat de décès parfaitement en règle. Gérer toute la paperasse. Conserver la dépouille dans la morgue de l'établissement, et faire procéder à l'incinération, de façon à ce qu'aucune trace, ni d'ADN ni d'autre chose ne survive, d'autant qu'il est prévu de disperser soigneusement les cendres dans le parc du château, ce à quoi ils veilleront de près, ne serait-ce que par respect pour les ultimes volontés de la future défunte. Et Francine Dupontet, rajeunie, transformée, pourra entreprendre une autre existence, pourvue d'une identité nouvelle.

Au départ, ils ont bien eu quelques réticences. Pour une fois, il ne s'agissait pas d'un mâle poilu et basané arrivant avec ses lunettes noires dans une procession de limousines dont jaillissait immanquablement une escouade de gardes du corps, plutôt patibulaires. Certes, ils n'éconduisent pas systématiquement, il faut bien vivre et faire tourner la clinique, mais pas d'argent au noir ni de combine financière douteuse, assortie de menaces voilées quant aux risques de bavardage. Uniquement des prestations médicales et légales, même s'ils acceptent de reconstruire un visage ou de modifier une silhouette sur la présentation de papiers à l'authenticité douteuse. Tout au plus ont-ils accepté une fois ou deux de consacrer une partie de leurs congés à pratiquer quelques interventions chirurgicales dans une île paradisiaque dont ils ont tenu à ignorer le nom aussi bien que la longitude, tout en se promettant, en dépit des attraits du lieu, d'occuper désormais leurs vacances aux seuls charmes du chant choral.


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