Bon ben la voilà, la Stacy : tout vient à point...
Nous voilà rendus à la deuxième partie de Demi morte qui pourrait s'intituler "Monterrey". Elle regroupe les segments 10 à 15.
Dix ans maintenant depuis la disparition de Francine Dupontet. Quinze ans que Stacy de Valera, qui fut sa traductrice du temps des Editions du Frisson, a hérité de la branche américaine : Thrill Publishing Company. Quelle expansion ! Wribox pour commencer, puis KAAD ! Wattpad, Scribay et autres plateformes d'édition participatives, bouffés ! Croqués comme des fruits secs ! Ses intuitions géniales réinventent la fiction littéraire, et ses sociétés rejoignent Mamazone, Booble ou Facefood côté valorisation boursière.
En général, une biographie, c'est facile. On dispose d'une ample documentation, avec textes, images, et même vidéos. On peut s'appuyer ainsi sur une chronologie béton, avec repères spatio-temporels objectifs, faits incontestables, contexte familial, morphotype, antécédents médicaux, sans oublier les mensurations et les habitudes, préférences alimentaires, goûts, vices, travers, etc. On peut toujours solliciter les amitiés fidèles, les ennemis acharnés, les trahisons féroces, les frasques à foison, et recueillir des témoignages à la pelle. Ensuite, on peut prendre des points de vue subjectifs, fondés sur des oppositions bien franches : vie professionnelle et vie privée, jeunesse contre âge mûr, qualités versus défauts, propensions et aversions, etc. Enfin, on peut méditer sur l'inné contre l'acquis, et dégager des paradoxes bien sentis. Vient enfin le plan, suivi de la rédaction proprement dite, avec le choix du style, en réponse à quelques questions simples : pour satisfaire les clients, comment faut-il que je traficote tout ça ? Comment je m'y prends pour transformer cette infâme salope en héroïne transcendantale ?
Pour Stacy de Valera : rien. Rien de rien. Tsunami mémoriel. Dévastation totale. On peut chercher, fouiner, gratter, creuser : mystère et boule de gomme. Côté images surtout. Quelques photos jaunies où on découvre une gamine complexée ou une étudiante solitaire et studieuse, arborant un sourire figé sous des lunettes affreuses. Quelques rares vidéos où on la voit, armée d'une canne, derrière Francine Dupontet, toujours cachée par une estrade ou en arrière plan, lors de séances de signature d'autographes, ou bien sur une petite table à l'écart, avec un casque, où on l'entend zozoter une traduction simultanée lors d'interviews télévisées. La vieille tante célibataire qui l'a élevée avec un rigorisme sans faille dans la crainte de Dieu et des hommes est décédée depuis longtemps. Pas d'amies pour raconter ses premiers émois. Aucune amourette qui traine. En dehors de Rastignac, d'Artagnan ou Fabrice del Dongo, aucune grande passion pour asseoir sa légende.
Pourtant, une star de la Sillicon Valley, ça devrait être du gâteau. Le cancer de Jeb Stops, on a pu le suivre au microscope. Ou bien les conquêtes féminines de Gill Bates, ou bien encore les épousailles de Murg Zakenbourk, avec les étapes de sa paternité : Madame vient d'acheter des tests de grossesse, sa silhouette s'arrondit, son ventre gonfle, renouvellement des soutien-gorge, l'accouchement s'est bien passé, de la péridurale à l'épisiotomie, pas la moindre vergeture à l'horizon, photos à l'appui. Main dans la main, ils sortent de la clinique. Images floutées de bébé dans son couffin. Intolérance au gluten et branle-bas de combat. Les premières dents sont pour bientôt, les premiers pas, les premières gamelles : il va être temps de songer au suivant, à moins qu'ils optent pour l'adoption. Colombie, Bangladesh ou Cap Vert, les photos volées, dans l'avion, rien de tel pour affoler les peoples. Avec ça, en bourse, ça soutient le cours de l'action.
Pour Stacy de Valera, on sait tout au plus qu'elle est née il y a cinquante ans, qu'elle a perdu ses parents dans un accident de voiture, qu'elle s'en est sortie avec une claudication marquée, qu'elle est myope comme une taupe, qu'elle lutte opiniâtrement contre un zézaiement tenace, qu'elle est francophile patentée, que son français, légèrement teinté d'un accent nord américain, a été laborieusement expurgé de la moindre faute d'orthographe, qu'elle s'est entichée des romans d'Abbey Clitora, Angel Blooddy, Apo Kalypse et Aurora Sweet, qu'elle les a traduits avec fougue, que Francine Dupontet l'a prise sous son aile, qu'elle s'est installée à demeure dans la villa de Monterrey et que, cinq ans avant la mort de sa protectrice, elle a hérité de ses affaires outre-Atlantique. Ensuite, avec un talent insoupçonné, elle a su développer lesdites affaires et les mener au firmament, non sans exterminer impitoyablement les concurrents et consommer quelques éphèbes, qu'elle se fait recommander dans sa villa de Monterrey.
Depuis maintenant quinze ans, on l'aperçoit de temps en temps, lors d'un gala de charité, d'un conseil d'administration ou bien à l'arrière de sa limousine, toujours vêtue à l'américaine de lunettes noires sous un Stetson en feutre mou à larges bords, généralement couleur bleu pétrole, surmontant un ensemble en organdi turquoise, vert pomme, ou bien jaune canari. On la voit, mais on ne l'entend guère. Quelques monosyllabes tout au plus, qui évitent comme un piège les consonnes sifflantes qui la font immanquablement trébucher.
Pour le reste, elle demeure cloîtrée dans sa villa. Pas de sortie intempestive, jamais d'interview. Employés, amis, fréquentations, tous sont muets comme des carpes. Même si aucune caméra n'en atteste, on suppose qu'elle a dû se rendre aux obsèques de Francine Dupontet, ce qui est compréhensible, vu l'adoration qu'elle lui portait. Puis elle a dû en profiter pour flâner en Europe, même si on n'en a pas trouvé trace. En effet, quelque deux mois après les obsèques, elle a été aperçue à l'aéroport de San Francisco, s'engouffrant dans une limousine qui l'attendait sur le tarmac, au pied de l'Airbus d'Air France. Elle qui aimait Paris, Venise et les Baux de Provence, elle demeure désormais recluse dans sa villa de Monterrey, face à la mer, avec des gardes qui montrent les dents à la moindre tentative d'approche.
Carmel Castel est une bien belle demeure faut-il avouer. Située le long de Vieja road, nichée dans la pinède, face au golfe, au-dessus de Monterrey, au cœur d'un parc bordé de murs, elle s'étend sur mille cinq cents mètres carrés, avec six suites de maître, sauna, piscine, cheminées, étangs, bassins à jets d'eau, vastes pelouses émaillées de lauriers roses et de bougainvillées. Quelque chose de très bien conçu, à la pointe des technologies domestiques, avec un minimum de personnel. Chubby, son teckel roux à poils longs, lui tient compagnie, quand il ne s'évertue pas à faire déguerpir les écureuils.
Dans un pavillon attenant, elle dispose de sa clinique privée et de ses médecins attitrés. Les docteurs Martineau en l'occurrence. Ils se sont si bien occupés de sa chère Francine qu'elle les a invités, réinvités, bichonnés, arrosés, à tel point qu'ils ont fini par laisser la Clinique des Sources ainsi que leur appartement parisien, abandonnant leur ingrate progéniture à ses rêves et à ses turpitudes. Habitués de Carmel Castel, ils logent non loin, et ils s'investissent dans un chœur professionnel, du côté de San José, grassement sponsorisée par Stacy de Valera à laquelle, en contrepartie, ils apportent une assistance assidue ainsi qu'à ses invités.
Deux fois par an, quand il était encore valide, Jean Michemain leur a rendu visite. Il trouvait alors une suite princière, ainsi qu'une Maserati rutilante, aimablement mise à sa disposition. C'était bien le seul qui acceptait de desserrer les dents. « Elle se porte comme un charme... elle travaille beaucoup... vous savez, elle n'aime guère les bains de foule... parler en public, c'est pas son truc... oui, elle se méfie des médias, et on la comprend... non, elle n'a pas les hommes en horreur... la preuve : je suis là... » Mais, depuis qu'il a eu cet ictus fatal, il y a trois ans, motus. Tel un légume, il git désormais dans un grand lit de ladite clinique, réservant ses borborygmes aux seuls docteurs Martineau, qui invoquent le secret médical dès qu'on leur pose une question. Il paraît que son état interdit de le ramener en France. Alors il finit ses jours au calme, sous une surveillance qui ne se relâche pas.
N'eût été ce détective fouineur et cet inspecteur tenace, qui s'évertuent à lui chercher des noises, Stacy de Valera pourrait continuer de régner sur ses deux oreilles.
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DEMI MORTE
General FictionCette grand-mère ignoble, cette infâme salope nous possède tous à notre insu. Non contente de dévorer sa famille comme ses amants, elle s'apprête à nous ajouter à son festin. Wattpadiennes, Wattpadiens, il va falloir nous en débarrasser. Mais je n'...